Que reste-t-il d’Octobre 88, vingt ans après ?

Afrique-Magazine, Octobre 2008

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- Avez-vous été étonné par l'explosion de la violence en octobre 1988 ? Comment avez-vous perçu les faits à cette époque (manipulation...) ? Votre perception de ces faits a-t-elle évolué avec le temps et si oui, de quelle manière ?

Dans un pays censé être aussi étroitement surveillé que l’était l’Algérie à l’époque, le simple fait de savoir, plusieurs jours à l’avance qu’il allait y avoir « quelque chose » le 5 octobre était en soi surprenant.  J’écrivais à l’époque des chroniques pour un hebdomadaire et je me rappelle des discussions, mi-curieuses mi-inquiètes, autour de cette rumeur persistante. L’ambiance en Algérie était, certes, électrique en cet été 88 : des caisses de l’État à peu près vides, des pénuries persistantes, des grèves importantes autour d’Alger, un discours provocateur du président, la mal vie et le chômage d’une partie importante de la jeunesse, la corruption généralisée… Malgré tout, la plupart d’entre-nous penchions, en général, pour l’hypothèse d’un désaccord important entre clans du pouvoir qui, cette fois-ci, entendaient régler leur « dispute » dans la rue, par masses interposées.   Comme nous n’avions pas, comme la majorité de nos concitoyens, une très grande opinion sur l’honnêteté et l’engagement patriotique du personnel, tant militaire que civil,  qui tenait  l’Algérie dans ses griffes depuis l’indépendance, nous pensions que ce désaccord ne devait pas tant porter sur des choix politiques  stratégiques engageant l’avenir du pays que sur la répartition mafieuse du gâteau constitué par la rente pétrolière ou par la monopolisation au profit de certains cercles du pouvoir d’activités hautement lucratives comme l’importation de médicaments, de sucre, etc. Le jugement, largement partagé était, naturellement, sévère : le régime méprisait ses « sujets » qui, à leur tour, le lui rendaient bien !

« Ça se passe binathoum, entre eux ! », voilà l’explication un peu résignée que nous donnions d’avance à ce qui menaçait d’éclater dans notre pays.  La thèse de la manipulation ou, moins glorieusement, de « l’embrouille » comme on qualifie les coups fourrés entre truands,  avait donc notre préférence. Rapidement cependant, quelques jours après le déclenchement des premières émeutes, et, surtout, après la fusillade de Bab El Oued, j’ai été convaincu, pour ma part, que la situation était, si l’on peut dire, pire. Ceux qui avaient, peut-être, « monté l’affaire » croyaient probablement que l’explosion serait locale et facilement maîtrisable, et qu’elle durerait juste le temps de montrer leurs muscles et leur pouvoir de nuisance à leurs associés du cartel qui dirigeait alors l’Algérie. Ils avaient sous-estimé la haine incroyable que leur vouait la jeunesse de ce pays. À eux tous, sans exception : président, gouvernement, Assemblée nationale, officiers supérieurs, caciques du FLN, services de sécurité…  qui avaient ruiné et désespéré un pays pourtant riche.  Ces mêmes aspirants manipulateurs avaient également sous-estimé (et comment ont-ils pu être aveugles à ce point ?) les islamistes qui, fort de leurs cinq meetings quotidiens dans les mosquées, attendaient impatiemment leur heure et n’entendaient, en aucun cas, se faire dicter leur agenda de la prise d’assaut politico-militaro-théologique de l’Algérie par moins rusés qu’eux.

La thèse de la manipulation tordue avait pourtant ceci de rassurant qu’elle impliquait que ses auteurs, puissants et dotés de l’omniscience prêtée à la terrible Sécurité militaire et à ses multiples avatars, avaient tout prévu et qu’ils se faisaient fort de ramener le calme aussi efficacement qu’ils avaient déclenché le chaos. La suite des événements allait montrer qu’il n’en était rien. Nous découvrions, atterrés, que des malfaisants incompétents avaient ouvert la boite de Pandore de la violence, du meurtre généralisé et de la torture et, évidemment, n’avaient même pas songé qu’il faudrait la refermer un jour.  

Aujourd’hui, je reste persuadé que l’explosion d’Octobre 1988, si elle a pu être déclenchée par de médiocres apprentis sorciers, a, par la suite, totalement échappé à ses initiateurs.  La manipulation, en un sens, a été récupérée par le peuple, qui, par la suite, a été lui-même, et bien malheureusement, récupéré par les islamistes…

Le multipartisme a-t-il apporté une amélioration de la gestion démocratique des affaires en Algérie ?

Le multipartisme n’existe que formellement en Algérie. La gestion du pays n’en est pas devenu plus démocratique, elle reste toujours l’apanage d’un petit cercle restreint et mystérieux, dit des décideurs, et du président qu’ils ont choisi.  La plupart des députés siégeant à l’Assemblée ne différent en rien, en terme de servilité envers le pouvoir,  de leurs prédécesseurs qui siégeaient dans le parlement monocolore du temps du parti unique. Dans un sens, il y a seulement plus d’acteurs à rétribuer — grassement… — dans ce théâtre de la démocratie factice. Pour avoir une idée de l’ampleur de cet asservissement des différents partis politiques, il n’y a qu’à donner l’exemple de la loi sur la conversion et sur l’exercice des cultes autres que le culte musulman majoritaire. Ces textes ont été votés sans opposition par toutes les sensibilités et les partis politiques siégeant à l’Assemblée nationale, de la gauche extrême (mais oui !)  à son symétrique islamiste de l’autre côté ! Il n’y a pas eu au moins un député s’élevant publiquement contre cet assassinat de la liberté individuelle ou soulevant, même timidement, l’argument de l’inconstitutionnalité de ces nouvelles « lois »…

Il y a eu, malgré tout, une avancée importante, précieuse même, en ce qui concerne la presse privée, avancée qui ne concerne en rien les médias lourds qui restent totalement, et souvent de manière grotesque, sous l’emprise directe de la présidence. Cette relative liberté de la presse privée reste fragile, le pouvoir n’hésitant pas, sous les prétextes les plus divers, à harceler et à embastiller les journalistes trop curieux. N’oublions pas aussi ces dizaines de journalistes assassinés par les terroristes et leurs complices pour le simple crime d’avoir été  journalistes…

 

En tant que membre fondateur du Comité national contre la torture — et j'ai lu votre contribution pessimiste sur l'état de la lutte contre la torture dans "Émeutes et mouvements sociaux"—, comment lutter contre la torture dans l'Algérie actuelle, avec quels arguments face à l'argument ultime des tortionnaires, qui était aussi celui de Boumediene ?

La lutte contre la torture est terriblement difficile à mener en Algérie : les années de terreur absolue sont passées par là et le standard de l’inacceptable a beaucoup baissé en Algérie. La torture continue, évidemment, mais elle a été banalisée par les horreurs qui ont été commises pendant les pires années du terrorisme. Au nom de la religion, les terroristes ont légitimé la torture contre ceux qu’ils traitent de mécréants ; au nom de la lutte anti-terroriste, les services de sécurité ont légitimé la torture contre ceux qu’ils pourchassent.  Une partie du peuple, qui subit la violence de toutes parts, est, en quelque sorte, mithridatisée : elle s’indigne beaucoup moins, elle est prête à accepter des choses qu’elle aurait trouvé épouvantables auparavant. De plus, la libération sans jugement et le retour à la vie « ordinaire » de terroristes qui ont accompli au su et au vu de la population des forfaits monstrueux contribuent fortement à cette banalisation : on peut avoir tranché la gorge de dizaines d’innocents, brûlé des bébés, violé des femmes et retrouver quand même une virginité politique et sociale en Algérie. Je suis donc pessimiste, mais bon, on peut être pessimiste et vouloir  quand même poursuivre le combat.

Une dernière chose : la libération des émeutiers en novembre 1988 a-t-elle réellement donné lieu à une loi d'amnistie, comme je crois l'avoir lu dans votre texte, ou bien cette amnistie était-elle "plus factuelle que juridique » ?

On peut répondre les deux à la fois : des textes alambiqués et ambigus ont été votés qui dégageaient la responsabilité juridique de facto de tous les intervenants de deux côtés de la barrière, mettant sur le même plan les tortionnaires et leurs victimes. Quant il y eu reconnaissance partielle par l’État d’un préjudice, l’enrobage de cette reconnaissance a été particulièrement humiliant pour les victimes des sévices des forces de l’ordre. Savez-vous que la prise en charge (très insuffisante…) de ces derniers, souvent mineurs, traumatisés à vie, torturés à l’électricité, bastonnés, violés, s’est faite par le truchement de la CNASAT, l’équivalent de la Sécurité sociale, en tant, tenez-vous bien, qu’accidentés du travail ! Tout a été mis en œuvre pour que l’amnistie se transforme à la longue, comme toujours en Algérie, en amnésie.

                                                                                                                                                texte complet de l'interview recueillie par Saïd Aït-Hatrit pour Afrique Magazine