ANOUAR BENMALEK PARLE D’OCTOBRE 1988
«Une sombre magouille d’apprentis sorciers incompétents»

Le Soir d'Algérie, 5 octobre 2008

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                                                                                                                                                                                             traduction en anglais ( disponible sur le site du Pen American Center)

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    Octobre 1988, c’est déjà si loin, vingt ans. Chez nombreux, il ne subsiste qu’en vagues réminiscences, parfois en rien qu’une sorte de brusque et filante rupture dans l’univers linéaire d’alors. Anouar Benmalek, mathématicien, nouvelliste et écrivain, s’interdit, lui, de se complaire dans une attitude détachée. On comprend, chez lui, cet «entêtement» à revisiter constamment ce douloureux épisode de l’histoire contemporaine. «Octobre 1988 m’a fait accéder à l’âge adulte politique», avoue-t-il. Nul doute. Anouar Benmalek, contrairement à d’autres, ne s’est pas contenté de lire en intellectuel la tragédie d’octobre 1988. Il a été acteur engagé, tant la répression et la torture le rebutaient au plus haut point. Avec quelques camarades, il a fondé le Comité national contre la torture qu’il a animé en tant que secrétaire général jusqu’en 1991. Il a énormément écrit. Dans la presse et dans des tribunes libres. Inlassablement, il a lutté pour que justice soit faite. Il ne lâche toujours pas prise. On le découvre aussi lucide qu’il l’était au moment des évènements, aussi jaloux de sa cause et aussi engagé. (S. A-I)

 

 

 

Octobre 88, c'était le soulèvement populaire. C'était également la répression féroce dont le pouvoir avait abusé pour rétablir l'ordre. Vingt ans après, quelle appréciation faites-vous de ces événements qui ont marqué un tournant dans l'histoire contemporaine du pays ?

 

Pendant longtemps encore, s’affronteront en Algérie les tenants de la création ex-nihilo des émeutes d’Octobre 88 et de leur manipulation par de sombres officines du pouvoir et ceux, moins nombreux il est vrai, de l’explosion populaire spontanée engendrée uniquement par la grave détérioration des conditions économiques et sociales que connaissait l’Algérie à cette époque de chute des cours du pétrole, de pénuries récurrentes des produits de première nécessité, de totale incompétence de l’administration et de la provocation insupportable que constituaient la corruption et la prédation ostensible des richesse du pays par les membres de la caste dirigeante et de ses satellites.

Je ne trancherai pas entre les uns et les autres à l’aide, par exemple, d’arguments historiques nouveaux ou de témoignages inédits (ou, mieux, d’aveux…) d’acteurs du pouvoir alors en place. Je pencherai plutôt pour une synthèse des deux explications. D’abord, un complot médiocre de certains clans du pouvoir en vue de créer une agitation dans le pays destinée à dire au clan opposé : « Attention, je vais te montrer une partie de ma capacité de nuisance si tu refuses d’accorder, à moi et à ceux que je représente, la part qui me revient de droit dans la nouvelle redistribution de la rente, tant symbolique que financière, que tu te permets d’envisager sans mon accord ! »

Ensuite, des émeutes censées n’être qu’un moyen de pression et, donc, supposées « contrôlées et contrôlables », qui échappent brusquement à leurs instigateurs et deviennent un moyen d’expression inédit et violent des frustrations et des aspirations d’une bonne partie de la jeunesse algérienne, prise au piège d’un système en bout de course qui ne lui offre plus comme perspective d’avenir que désespoir et chômage, cela sans que, paradoxalement, cette même jeunesse ne manifeste de demandes explicites de plus de démocratie politique et, encore moins, d’instauration du multipartisme !

En résumé, pour faire simple : une sombre magouille d’apprentis sorciers incompétents et incendiaires, débouchant sur un embrasement d’une partie de la jeunesse et, accessoirement et bien involontairement, sur la mise en selle du mouvement islamiste ! J’avais suivi les émeutes pratiquement de bout en bout, comme citoyen et comme chroniqueur d’un hebdomadaire. Je me rappelle très bien cette sensation très forte d’assister en direct à un coup monté en train d’échapper à ses instigateurs : cette rumeur annonçant les manifestations plusieurs jours à l’avance ; ces policiers suivant de loin les manifestants comme s’ils avaient reçu l’ordre de n’intervenir en aucun cas, quels que soient les déprédations commises ; ces mystérieux occupants de voitures noires dont parlait tout le monde et qui auraient encouragé les émeutiers, désignant même les établissements publics à brûler ;  la brusque montée de la tension et l’intervention, comme un coup de tonnerre, de l’armée et des services de police avec l’utilisation sans limite de tous les moyens de répression : tirs à vue, emprisonnements de jeunes Algériens par milliers, utilisation sur une large échelle de la torture comme aux pires moments de la bataille d’Alger…

J’ai eu à discuter, pour le besoin d’un article, avec des responsables de différentes institutions sécuritaires accusées d’avoir pratiqué la torture contre les manifestants d’octobre 1988. Chacun de ces responsables s’échinait, dans un même mouvement, à disculper le corps ou l’institution dont il dépendait et à insinuer lourdement que c’était l’autre corps ou l’autre institution, perçue comme rivale ou dirigée par un autre clan, qui était responsable de ces graves atteintes à l’intégrité physique de citoyens algériens…

 

La révolte juvénile d'alors peut-elle être comprise comme une révolution aboutie ?

 

Le pouvoir algérien a fait preuve, depuis les émeutes d’Octobre 1988, de sa capacité extraordinaire à survivre à tous les coups du sort. De ce point de vue, malheureusement, la révolte des jeunes désespérés d’Octobre n’a pas apporté de changements structurels fondamentaux dans la manière dont ce pays est géré depuis son indépendance. À part l’existence, largement nominale, de partis d’opposition, le personnel politique n’a pas vraiment changé, ni dans ses réflexes profonds de mépris du peuple, ni dans l’allégeance habituelle qu’il doit montrer aux véritables maîtres de l’Algérie, je veux parler d’une poignée de chefs de l’armée. Une des caractéristiques les plus extraordinaires du pouvoir algérien (la seule, peut-être, portée à ce point d’excellence) est sa capacité à corrompre tous ceux qui, à un moment ou un autre, se trouvent pas loin de sa sphère d’influence. Un peu à l’instar d’un trou noir dans l’espace qui avale irrémédiablement tout astre passant dans son voisinage…

 Regardez un peu notre Assemblée nationale, censée représenter l’échiquier politique national, de son extrême gauche à sa droite islamiste conservatrice. Avez-vous déjà entendu parler d’affrontements politiques fondamentaux dans cette enceinte ? Comment cela se fait-il que tous ces hommes et ces femmes, si différents dans leurs idéologies, soient, au fond, toujours d’accord pour avaliser sans rechigner les projets de loi qu’on leur soumet ? Avez-vous déjà entendu parler d’un texte important (par exemple, celui ayant trait à la limitation scandaleuse de la liberté de croyance religieuse, pourtant garantie par la Constitution) proposé par le gouvernement qui aurait été rejeté, ou simplement combattu avec acharnement par une partie de cet hémicycle, au point de le clamer clairement et sans ambiguïté dans les médias et de refuser de le voter ? En quoi cette Assemblée soi-disant « multipartisane » diffère-t-elle de l’ancienne Assemblée béni-oui-oui du parti unique ?

Il faut croire, malheureusement, que les prébendes financières et politiques distribuées généreusement par le pouvoir en place suffisent à anesthésier largement la conscience des représentants du peuple. Les morts et les suppliciés d’Octobre n’ont pas réussi à changer la donne fondamentale qui prévaut dans notre pays, comme, hélas, dans tous les autres pays dits frères : immuable dans sa substance depuis des décennies, le pouvoir dirige, le peuple subit et l’opposition dite officielle, domestiquée et servile, applaudit à tout rompre.  

 

La torture la plus abjecte a été pratiquée à grande échelle. Vous avez eu, en tant qu'animateur du Comité national contre la torture, à entendre des témoignages poignants des victimes.

 

Une des grandes épreuves de ma vie a été de participer, comme les autres militants du Comité national contre la torture, à la collecte des témoignages des torturés d’Octobre 1988. Pour moi, jusqu’alors, le mot torture faisait d’abord référence à celle pratiquée par les militaires français sur les maquisards algériens pendant la guerre d’indépendance. J’avais, certes, lu les témoignages insupportables des torturés d’El Harrach, suppliciés en 1965 par les forces de sécurité algériennes après le coup d’État du colonel Boumediene. Comme bon nombre de mes concitoyens, j’avais préféré choisir l’explication rassurante d’ un « accident » de notre histoire nationale, abominable mais limité.

Je me trompais évidemment, mais je ne savais pas encore à quel point ! Octobre 88 (et la suite…) a révélé que la torture et les mauvais traitements physiques demeuraient, pour une bonne partie du régime algérien, un réflexe irrépressible et l’outil privilégié de « gestion » de la différence et de la dissidence politiques.

Le Cahier noir d’Octobre, publié en Algérie en 1989, recense les abominations commises par l’armée et la police à l’encontre de la jeunesse de son propre pays. C’est un long catalogue du calvaire vécu par les jeunes émeutiers, allant de la baignoire et de l’électricité au viol et à la castration par le biais du tiroir refermé violemment sur le sexe.  C’est un document important à double titre : contre l’oubli de la parole des victimes, et contre l’oubli des crimes des tortionnaires. Dans un pays comme le nôtre, les crimes dont on ne se souvient pas sont ceux-là qui se répètent ! C’est pour cela que j’ai pris l’initiative de « republier » sur Internet ce Cahier noir d’Octobre et ses témoignages déchirants sur l’ignominie qui a, durant ces journées de 1988, profondément avili le visage de notre pays. L’avenir d’une nation ne se construit pas sur le déni du passé. L’amnésie volontaire (synonyme, chez nous, du mot amnistie) consiste à ignorer dangereusement la profondeur de la blessure du corps social. Celle-ci, traitée par l’humiliation de l’oubli imposé, finit inévitablement par s’envenimer et se transformer en une gangrène funeste.

 

Il n'y a eu, à notre connaissance, aucune poursuite engagée, encore moins de procès contre les auteurs de ces tortures. Comment expliquez-vous cela ?

 

Une suite de petits textes votés à la sauvette par un parlement aux ordres a abouti, assez rapidement après Octobre 1988, à un mélange d’amnistie de jure et de facto. Le résultat, en termes pratiques, aboutit, d’une part, à ce qu’aucun tortionnaire officiel ne puisse être poursuivi pour ses crimes ; et, d’autre part, à ce que les victimes d’Octobre, quand elles réussissent à faire reconnaître par l’État algérien la réalité du préjudice subi, sont indemnisées (et bien chichement) comme accidentés du travail ! Vous avez bien lu : accidentés du travail

Les victimes, dont certaines sont mutilées à vie, ressentent évidemment bien douloureusement l’ironie cruelle de cette catégorisation administrative : accidentés… du travail des forces de sécurité !

 

Vous avez eu à prendre la parole publiquement et à écrire énormément. Mais cet engagement actif est demeuré quasi solitaire. Ils n'étaient pas nombreux, les intellectuels, à user des instruments qui sont les leurs pour dénoncer la torture. Avaient-ils peur ou ne prenaient-ils pas seulement pas conscience de l'étendue du drame ?

 

Ils n’ont pas été rares, pourtant, les Algériens et les Algériennes qui se sont élevés en leur temps, contre la torture et les atteintes contre les droits de l’homme et de la liberté en Algérie. Un certain nombre d’entre eux l’ont même payé de leur vie. À ceux-là, on ne rendra jamais assez hommage. De tout temps, on a soutenu un peu trop légèrement en Algérie que les intellectuels, les journalistes et les artistes ne remplissaient pas leur devoir envers leur nation, alors que tant d’entre eux ont été assassinés, ces dernières années, dans une relative indifférence, parfois dans des conditions épouvantables, pour des idées qu’ils pensaient justes et porteuses de progrès social. Le drame est que la plupart d’entre eux ne sont même pas considérés par le peuple pour lequel ils se sont sacrifiés comme des martyrs de la démocratie ou des héros à ériger en exemple de probité et de courage civique à la jeunesse algérienne tellement en mal de repère !  

 

Qu'a-t-il manqué, selon vous, à Octobre 88 pour véritablement révolutionner les moeurs politiques en Algérie ?

 

Notre pays fait partie d’une aire civilisationnelle pour laquelle les idées de démocratie politique, d’alternance pacifique au sommet de l’État, de tolérance et d’acceptation des minorités, politiques ou autres, sont, au fond, des concepts radicalement nouveaux. Le monde arabe, historiquement, considère avec fatalité (et, disons-le tout net, avec une certaine complaisance dans la résignation) que le chef est, par définition, celui qui détient la force, que détenir la force donne le droit d’en abuser, et que le seul moyen de changer de chef est l’usage de la violence et non les moyens pacifiques de l’élection démocratiquement contrôlée. De là, une conséquence néfaste, et, à peu près acceptée jusqu’à présent par la société arabe : le chef se voit presque en calife disposant de tous les droits quasi divins que lui procure le contrôle des organes de coercition de l’armée et de la police, en particulier celui de se maintenir le plus longtemps possible au pouvoir par tous les moyens légaux ou illégaux ! En réalité, il n’y a plus d’illégalité stricto sensu puisque le chef définit lui-même le contenu de la légalité !

Chez nous, par exemple, les fraudes électorales ne suscitent pas l’indignation massive qu’elles devraient provoquer. Il semble presque aller de soi que l’administration ne puisse se prévaloir de la neutralité prévue par la Constitution pendant les élections, mais soit obligée de se mettre au service des basses besognes du pouvoir en place. Cela ne choque pas autant que cela devrait. Dans le monde arabe, nous avons, pour parler un peu brutalement, les pouvoirs politiques que nous méritons ! 

C’est cela qui, à mon sens, explique qu’Octobre 88 n’ait pas suffi pour changer de régime : manquait l’essentiel, c’est-à-dire une envie irrésistible de plus de démocratie par la majorité du peuple alors que seule une minorité désirait ardemment cette démocratie et se battait pour elle. C’est un constat amer, je le reconnais, mais que la suite des événements (comme la fascination d’un pan entier de notre société pour les méthodes autoritaires des partis islamistes) semble conforter.

 

Vous demeurez, vingt ans après, marqué par les événements d'octobre 88. Vous n'avez pas, si l'on peut dire, tourné la page. Ce passé fait partie de votre présent. Vous portez toujours un regard lucide mais surtout critique. Est-ce à dire que vous saisissez dans le vécu algérien présent quelques ingrédients qui ont fait éclore octobre 88 ?

 

D’une manière très brutale, Octobre 1988 m’a fait accéder à l’âge adulte politique, je veux dire par là que j’ai compris une fois pour toutes que nous ne pouvions plus rien attendre du régime pervers qui dirigeait l’Algérie et que c’était à nous, citoyens ordinaires, d’agir pour changer, ne serait-ce que de très peu, la lamentable situation d’handicapés civiques qui était notre lot en tant qu’Algériens. L’exemple des jeunes torturés qui avaient accepté de témoigner à visage découvert contre leurs tortionnaires m’a permis également de dépasser un peu la peur paralysante que j’éprouvais alors, comme tout un chacun, devant les organismes de sécurité de notre pays, si redoutés parce que trop souvent au service du pouvoir au lieu de l’être à celui du pays.

Ce passé, ainsi que les terribles années de terrorisme qui ont suivi, fait partie, évidemment, de mon présent d’intellectuel et d’écrivain. Ces événements si douloureux irriguent, d’une manière profonde, pratiquement tous mes livres et l’ensemble de ma réflexion.

 

 

Sofiane Ait Iflis

 

Note : le Cahier noir d’Octobre peut être téléchargé à l’adresse suivante :

 http://anouarbenmalek.free.fr/octobre88/Octobre1988.htm

 

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