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Entretien Avec l'écrivain Anouar Benmalek, 24 septembre 2008 retour au sommaire de la revue de presse L'amour et la liberté comme credo Ayant investi la voie littéraire depuis de nombreuses années, Anouar Benmalek appréhende divers sujets dans sa quête d'écriture. Cette fois-ci, ce sont les morisques qui sont d'actualité. Ce livre ô Maria a soulevé un tollé général dans la presse arabophone, taxant l'auteur d'agnostique et d'irréligieux. Docteur d'Etat en mathématiques, l'auteur raconte d'un style concis, très cru et égrillard, basé sur des faits d'histoire, la vie de cette morisque que les vicissitudes de la vie n'ont pas épargnée. Ces histoires d'amour avec comme toile de fond, les guerres, les invasions ou les déportations, rappellent la triste condition humaine de certaines populations. Anouar reste chevillé à son imagination et aux bris de sa mémoire pour relater avec le cœur les sentiments contradictoires de ses personnages. Il n'y a pas de dichotomie entre leur histoire, et celle qui se déroule dans leur contexte. Ses héros drapés de réalisme sont toniques, mais porteurs d'incommensurables douleurs. Ne dit-on pas «les grandes douleurs sont muettes»? Ce roman authentique, à l'image de son narrateur, nous permet une plongée en apnée dans l'Espagne tourmentée du 16e siècle. D'une logique implacable, et d'une rationalité sans failles, Anouar fait appel aux élans du cœur pour dire la vie dans toute son ampleur. Dans ce sublime et douloureux roman, l'auteur libère une histoire sombre et sensible comme une lithographie aux couleurs de la vérité retrouvée. Dans cet entretien, l'auteur dit la démesure de la vie. |
Quel a été le déclic à vos prémices d'écriture, vous qui êtes mathématicien de formation ?
Je crains que ce prétexte ne soit pas très original : j’avais dans les vingt-deux, vingt-trois ans, et je voulais briller auprès d’une jeune fille dont je croyais être amoureux. De poèmes en nouvelles, ayant oublié la jeune fille en chemin, j’ai fini par me mettre au roman. Depuis, cela a radicalement changé ma vie, à mon grand bonheur et malheur à la fois.
Pourquoi avoir abordé la thématique des Morisques ? Y a-t-il urgence à connaître l'histoire de l'Espagne andalouse ? Est- elle méconnue ?
Le monde arabe vit toujours sous l’emprise du grand mythe de l’Andalousie heureuse, miracle de tolérance et de liberté que les méchants Autres auraient détruit par pure jalousie. La réalité est beaucoup plus nuancée. Quand on se plonge dans l’histoire des raisons de la chute de l’Andalousie, on découvre, à côté, évidemment, du conflit militaire pluricentenaire avec la chrétienté et des luttes incessantes d’ambition et d’avidité entre les différents roitelets musulmans d’Andalousie, l’influence désastreuse des mouvements rigoristes venus d’Afrique du Nord tels que les Almohades et les Almoravides. Se rappelle-t-on assez que la ville palatiale de Madinat El Zahra, construite dans les faubourgs de Cordoue par le grand calife Abd El Rahman III et réputée pour être l’une des merveilles de son siècle, fut rasée, fondations comprises, par ces mêmes envahisseurs intégristes venus du Maghreb ?
L’Andalousie musulmane fut exemplaire pour le reste du monde tant que la tolérance a constitué le rouage essentiel de sa société pluriculturelle et multiconfessionnelle. Elle a périclité, avant de sombrer définitivement, quand elle a considéré que cette même tolérance n’était plus une vertu, mais une intolérable hérésie.
Dans un monde arabe où une partie dangereusement notable de la population est subjuguée par les paroles et les actes meurtriers des apôtres de l’exclusion religieuse et d’une certaine forme de racisme, l’histoire de l’ascension et de la chute de l’Andalousie demeurera pendant longtemps un contrepoison nécessaire.
Votre ouvrage Ô Maria qui est très abouti et fort intéressant, a soulevé un tollé général dans la presse algérienne. À quoi cela est dû ? aux propos grivois et blasphématoires ?
Je voudrais préciser qu’il n’y a eu de tollé que dans une certaine presse ! La plupart des nombreux articles consacrés à Ô Maria, en Algérie ou ailleurs, ont été, et je m’en réjouis profondément, d’une bienveillance extrême. En revanche, pour certains « journalistes » qui confondent théologie et littérature, critique littéraire et appel au lynchage (sans euphémisme…), la vie et la vérité, dans un roman écrit par un Arabe sur le monde arabo-musulman, ne peuvent être, par définition, que blasphématoires ! La liberté de penser, pour ces thuriféraires de l’obéissance servile aux gardiens du temple, est un crime.
Par vie dans Ô Maria, j’entendais pourtant évoquer la vraie vie, crue, des hommes et des femmes, dans toutes ses dimensions : spiritualité et sensualité, bonheur et chagrin, obscénité et vertu, douleur et volupté, exultation du corps dans l’aventure mystérieuse de la sexualité et sa terreur devant la mort injuste et implacable. Par vérité dans Ô Maria, j’entendais exposer la vérité sans concessions, âpre, terrible, et parfois merveilleuse sur une partie clé de l’histoire de notre civilisation, et non pas ces discours verbeux ou ces péroraisons dogmatiques, qui tiennent lieu d’ « histoire officielle » dans nos écoles, et qui ne sont que du vent ou du mensonge et dont on nous a tellement abreuvés dans nos infortunés pays ! Malheur, cependant, à celui qui dit que le roi est nu, surtout si le roi est un imam…
Un écrivain a le droit, je dirais même le devoir, d’être libre et de produire une parole non consensuelle, qui ne se soumette qu’à ses propres lois et à son imagination créatrice. Si elle est provocatrice, eh bien, tans pis, ou tant mieux ! Le monde est multiple : si nous refusons cette multiplicité, si nous considérons que nous devons tous avoir la même opinion sur tous les sujets, en particulier sur les grands thèmes de la vie et de la mort, alors nous acceptons, en tant que société, notre sortie définitive de l’Histoire. Il ne nous restera plus qu’à nous lamenter hypocritement sur notre sous-développement, l’anachronisme de nos règles sociétales et le mépris dont les Autres nous accablent, alors que nous sommes les premiers coupables de notre mise à l’écart de la marche de la civilisation universelle.
Ô Maria est, avant tout, un livre sur l’amour et la liberté. Il se passe a priori dans une époque lointaine, entre le seizième et le dix-septième siècles, dans les remous sanglants de la préparation de la déportation de tout un peuple par le pouvoir royal espagnol. Mais, à en juger par les réactions démesurées de certains esprits ossifiés, il aurait pu tout aussi bien se dérouler dans le monde arabe d’aujourd’hui. En ce sens, on voit bien qu’Ô Maria n’est pas un livre historique traitant d’événements « clos » et révolus, mais bien un livre d’une brûlante actualité.
Avez vous subi l'influence d'autres auteurs algériens ou étrangers suite à vos lectures ? Quels sont vos préférés ?
Tout auteur est redevable aux livres qu’il a déjà lus. Sans eux, il n’est rien. Je suis, en partie, ce que j’ai lu ! Je ne dirai pas donc quels sont mes auteurs ou, plus exactement, mes livres préférés : il y en a tellement et je serai bien injuste de n’en mentionner qu’une poignée. Si je devais parler de ceux que je viens juste de terminer, je citerai la trilogie de Jean Hatzfeld sur le génocide du Rwanda. Ce sont trois livres absolument bouleversants sur la banalité glaçante des auteurs du mal le plus absolu. Pour nous, Africains, ces ouvrages sont à lire absolument, à l’heure des massacres du Darfour et de l’épouvantable et interminable conflit de la région des Grands lacs (qui produit, selon les spécialistes, l’équivalent, en victimes, d’un 11 septembre quotidien depuis dix ans !)
À l'évidence, la littérature algérienne de ces dernières années traite surtout des thèmes d'actualité. Pourquoi, selon vous, n'y a-t-il pas de place pour les histoires d'amour ?
En ce qui me concerne, même si l’affirmation peut paraître paradoxale, je n’écris que des histoires d’amour ! Des Amants Désunis à Ô Maria, en passant, par exemple, de L’Amour Loup à L’enfant du peuple ancien ou à Ce jour viendra, je n’ai décrit que des hommes et des femmes s’aimant, mais dans des contextes parfois tellement difficiles que certains lecteurs peuvent croire que ces contextes sont, en fin de compte, les thèmes principaux de mes livres. Ce n’est, évidemment, pas de mon fait si le contexte arabe, ou algérien en particulier, est si tragique parfois, si peu propice, de prime abord, aux love stories… Je persiste à soutenir, cependant, qu’en ce qui me concerne, un livre est vain s’il ne traite pas, d’une manière ou d’une autre, des sentiments humains et, surtout, des plus incompréhensibles d’entre eux : la bonté et l’amour.
Quels sont vos projets ?
Écrire et encore écrire. En ce moment, je termine un roman qui sortira en septembre prochain chez mon éditeur habituel. Cette fois-ci encore, l’Algérie, d’hier et d’aujourd’hui, s’y est imposée comme un protagoniste essentiel, presque malgré moi d’ailleurs. Dès que ce livre sera terminé, je reprendrai le collier pour en écrire un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un jour, — le plus lointain possible, je l’espère — quelqu’un pense à éteindre la lumière dans la maison, devenue déserte, de ma tête…
Kheira Attouche