Conversation avec Anouar Benmalek
Un homme, une œuvre, un hymne à l’amour et à l’altérité

 

« Offre-toi la mort, voilà ce qui venait de « bourgeonner » dans une région de sa tête... que risques-tu, fille de Saadia et d’Omar, n’es-tu pas en partie morte depuis longtemps ?», A. Benmalek, Ô Maria.

 

        Anouar Benmalek. Poète. Nouvelliste. Romancier. Ses livres ? Un jardin littéraire parsemé de mots, de scènes, d'images et de décors, autant d'éléments qui révèlent une écriture qui fourmille d'imagination. Son Univers ? L'Algérie. Mais pas seulement. Mais plutôt l'exploration d'une multitude de territoires géographiques (Damas, Beyrouth, l'Australie, l'Espagne, Los Angeles...), attitude qui dénote un souci d'ouverture sur l'extérieur. Sa temporalité ? Passé. Présent. L'un imbriqué dans l'autre. L'un faisant écho à l'autre, une démarche qui attribue à ses fictions une dimension essentiellement contemporaine. Ses personnages ? Des êtres humains ordinaires aux histoires de vie marquées par les blessures de la vie, en quête d'amour et de bonheur. Son œuvre ? Un Livre ouvert qui met en évidence une parole inspirée et qui inspire; une écriture qui vous touche par l'élégance de son verbe et vous transcende par son amour pour la Liberté et son désir d'Humanité. Tout simplement. Et c’est un coup de projecteur sur l’écrivain et la lumière de grâce qui illumine son esprit inventeur de rêves hors d’atteinte, nichés çà et là, dans les jardins aux secrets mystérieux, que nous propose A. Benmalek à travers cette parole qui dit, témoigne et  marque son empreinte dans l’histoire de la littérature algérienne et universelle. 

Être écrivain, c’est … ?

C’est une tâche de tous les jours qui n’est jamais assurée de sa réussite. Car, à chaque fois que l’on commence à écrire un nouveau texte (roman, poésie, nouvelle…), on fait un saut dans le vide. La comparaison avec le travail du trapéziste (métier de ma grand-mère !) sied parfaitement au métier d’écrivain. Plus il/elle acquiert de l’expérience plus il/elle tente des numéros risqués. Et dans la littérature, cette notion de risque est omniprésente. Elle est l’un des critères essentiels pour différencier celui pour qui la littérature n’est qu’une activité ordinaire, dont il pourrait se passer à la rigueur sans grand dommage pour son équilibre intérieur, de celui pour qui écrire est aussi vital que la respiration organique et qui « étoufferait » sans cette recherche éperdue du grand « Livre » qu’en définitive, il n’arrivera pas plus à écrire qu’un alchimiste à trouver sa pierre philosophale. Si l’on appartient à la seconde catégorie d’écrivains, on vit constamment avec la crainte, un jour, de manquer de ce souffle créateur. Evidemment, l’écrivain peut donner l’impression publique d’une grande assurance ; tout cela relève cependant d’une espèce de « frime » due, en bonne partie, à l’image erronée que se fait la société de ses écrivains. Pour elle, avoir « écrit » des livres signifie « connaître », du moins connaître plus que le commun des mortels. Mais cela n’est pas vrai, absolument pas vrai dans le domaine de la littérature : plus vous avancez dans votre art, moins vous êtes sûr, non seulement de vos moyens « techniques » (style et autres…), mais —plus grave—  de ce que vous cherchez si inlassablement à trouver en vous vouant à l’écriture. 

Tu es une figure littéraire connue et reconnue. Comment s‘est-elle construite au fil des ans ?

Pour ma part, je n’ai été « socialement » reconnu comme écrivain qu’en partant de mon pays. Lorsque j’étais en Algérie, j’étais déjà auteur de quatre livres. Mais je n’ai réellement commencé à être considéré en Algérie comme écrivain que lorsque mes livres ont été publiés en France. Le miracle (ironique), c’est qu’alors il n’était même plus nécessaire de les avoir lus pour avoir une opinion sur mes livres… Je me rappelle avoir été qualifié plusieurs fois, en Algérie, de « grand écrivain » par des personnes qui n’avaient jamais rien lu de moi ! C’était certes flatteur, mais cela voulait dire simplement « vous vous êtes fait là-bas, on y dit du bien de vous, donc vous devez valoir quelque chose… ». Le made in là-bas en quelque sorte ! Pour moi, par contre, devenir « écrivain » a été un lent et long processus acharné, ponctué de son lot de réussites et d’échecs, d’enthousiasmes et de découragements.  

Que signifie l’acte d’écrire pour un auteur qui a produit plus de douze livres ? 

Écrire ne sert pas vraiment à grand-chose, notamment lorsqu‘on évalue le résultat social. En tant qu’écrivain algérien, je pourrais me dire que j’écris pour transformer mon pays ou pour avoir un effet sur ma société. Mais cela n’est pas vrai. Car je me rends compte que l’effet d’un livre sur la société est très minime. On écrit mais, au fond, on ne sait pas pourquoi. Peut-être écrit-on parce qu’à un certain moment, on ne sait plus faire autre chose ? Ou bien pour trouver une justification à sa propre vie ? Mais demande-t-on à un alcoolique pourquoi il boit ?  Ou à un fumeur pourquoi il fume ? À un certain moment, au fond, il y a une sorte d’addiction à ce phénomène extravagant qui consiste à « oublier », chaque jour et pendant de longues heures, sa propre existence afin de « raconter » celle de personnages imaginaires. En réalité, quand vous écrivez, vous n’avez pas besoin de justification ; vous écrivez car vous sentez que c’est vital pour vous. Mais le monde entier pourrait se passer de vous ! Maintenant, ce processus d’addiction est à ce point poussé chez moi que lorsque je n’écris pas, je me sens coupable. Vis-à-vis de qui ? Je ne le sais pas. Ecrire me structure, me donne une grille de travail et de vie. Mes journées sont occupées bien plus qu’elles ne devraient l’être. Mais est-ce une justification suffisante de l’écriture ? D’un autre côté, quelle est la justification à l’acte de vivre ? Lui trouvera-t-on une justification qui vaille la peine devant la réalité épouvantable qu’un jour, de toute façon, quoique l’on ait fait ou espéré, on meurt ? 

Écrire, un acte vital. Mais dans quel sens ? 

La compulsion d’écriture est devenue pour moi presque aussi essentielle (et je n’exagère pas beaucoup) que manger quand j’ai faim, ou boire quand j’ai soif. Cette compulsion, presque « organique » à présent, pourrait suffire à elle toute seule pour expliquer pourquoi je n’arrêterai jamais d’écrire. Je sais également, cependant, qu’un des combustibles qui alimente le plus efficacement mon envie d’écrire est la colère que j’éprouve devant les ravages de la bêtise, de la cruelle intolérance, de la corruption et de l’avidité sans limites qui règnent dans notre pays et dans ceux réputés « frères » du nôtre… Et le plus grave, à mon sens : une incapacité sidérante de nos sociétés à ne pas tirer de leçons du passé, une volonté opiniâtre d’ériger l’amnésie et le mensonge en dogmes moraux, en règles de civilisation ! Et tous ces concitoyens, du plus jeune au plus vieux, qui sont morts pour rien, souvent dans des conditions atroces… Quelque part, par l’acte d’écrire, j’essaye de redonner une existence, même si elle n’est que de dérisoire papier, à tous ces gens assassinés qui, tout autant que n’importe qui sur notre planète, avaient pourtant reçu à leur naissance le droit de savourer jusqu’au bout le miel amer de la vie. 

Tu semble être féru de la poésie. Mais « Écrire de la poésie n’est pas chose aisée », dis-tu. 

La poésie est la chose la plus facile à faire et la plus difficile à réussir, tant le résultat artistique relève du miraculeux. Le taux d’échec, en poésie, est très important. C’est pour cela que je ne me hasarde à publier de recueil de poèmes que tous les vingt ans : mon premier livre était un recueil de poèmes ; mon douzième l’est également. Pour espacer les risques de naufrage, le prochain attendra donc lui aussi vingt ans ! 

Les histoires que tu racontes dans tes livres traitent de sujets divers et variés. Comment les détermines-tu ?

Chacun être humain trimballe sur son dos un sac invisible rempli des grandes questions qui le tarauderont sans répit sa vie durant. Comme tout le monde, je porte mon fardeau de questions. Chaque roman est pour moi le prétexte à élaborer une tentative de réponse, même infinitésimale, à une de ces questions. Le choix, cependant, d’un thème donné est souvent dû à un mélange d’attente inconsciente et de hasard, cet allié irremplaçable de l’écrivain (et du chasseur…). Pour Ô Maria, c’est vraiment le hasard qui, un jour, m’a fait découvrir la cruelle histoire des Morisques expulsés d’Espagne. En parcourant des documents de l’Inquisition, je suis tombé sur l’histoire d’une femme, Géronima la Zalemona qui, pour sauver son époux, s‘était arraché la langue. Pour l’Enfant du peuple ancien, j’ai commencé à avoir l’intuition qu’il y avait quelque chose à écrire lorsque j’ai eu sous les yeux un article de journal qui parlait de la rencontre, si improbable pourtant, entre des déportés de la révolte d’El Mokrani et ceux de la Commune de Paris. Ce même hasard aidant, j’ai découvert qu’au même moment, en Australie, se terminait l’extermination des Aborigènes de Tasmanie… Très souvent, je ne possède pas de compétences a priori sur les sujets que je veux traiter dans un roman. Cela exige de moi un énorme travail de recherche et de documentation. Ensuite, reste à construire l’essentiel : des personnages ! Car, un roman n’existe pas par des idées ou des théories, il peut même à la rigueur s’en passer ; le sang, les muscles et le cerveau d’un « vrai » roman, ce sont ses personnages et les expériences de vie que l’auteur leur fait mener. Non pas artificiellement, mais un peu à la manière d’une divinité à la fois toute-puissante et non dénuée de rationalité, distribuant à chacun sa dose de libre arbitre et de nécessité…

On te décrit comme « un homme blessé par toutes les saletés de la vie ». Mais encore ? Tes écrits sont « un cri contre la folie des hommes », écrit-on. 

Quand on est Algérien et qu’on a vu passer les événements tragiques de ces dernières années, le premier réflexe est d’être pessimiste. Il y a, certes, beaucoup de raisons d’en vouloir à ceux qui nous ont tellement mal dirigé, à notre peuple également, si souvent victime mais qui porte également sa part de responsabilité dans le malheur de notre pays, en particulier dans son peu de compassion et de reconnaissance envers ceux qui sont morts pour que lui soit un peu moins esclave. Mais, en paraphrasant Émile Habibi, je demeure foncièrement un « peptimiste », c’est-à-dire un pessimiste qui ne demande qu’à être optimiste.

 Très souvent, tes écrits mettent en scène des faits historiques oubliés de la mémoire humaine ou considérés comme des faits mineurs. En les mettant en évidence, cherches-tu à les réhabiliter ?

 Malgré l’apparence, j’affirme que mes romans ne sont pas des romans historiques au sens ordinaire du terme. Pour moi, l’Histoire, c’est  d’abord l’actualité : celle d’hier, qui explique à son tour celle d’aujourd’hui et, probablement, celle de demain. À travers mes romans, j’ai essayé de répondre à des question « simples » : comment aurai-je réagi si j’avais vécu en Algérie dans les années 1940 ? (Les Amants Désunis); si j’avais été un Espagnol d’origine musulmane et qu’on m’expulsait d’Espagne ? (Ô Maria ) ; si j’avais été Aborigène au moment du génocide (L’enfant du peuple ancien) ; etc. Lorsqu’on écrit un livre qui s’inspire de l’Histoire, il faut faire attention à ce que les faits historiques ne prennent pas le pas sur le roman. Je respecte autant que possible, bien sûr, les canons du roman historique, mais comme un moyen, non un but en soi. Je prétends donc que je n’écris pas de romans historiques, mais des livres tout ce qu’il y a de plus contemporains. Et les réactions suscitées par Ô Maria montrent bien que tout reste subversif dans le monde arabe, même si vous traitez d’un passé révolu ! Dès qu’on parle de l‘Histoire dans nos régions, on parle de valeurs spirituelles et politiques et cela reste encore très dangereux à manipuler. Peut-être que cela est normal pour des sociétés qui considèrent encore le Moyen-âge comme un avenir souhaitable…

 Des époques. Des lieux. Des histoires d’Amour et d’Amitié dans des contextes de violence, de terreur, de sang…. Et très souvent, tu fais rencontrer des hommes, des femmes et des enfants d’horizons divers, blessés par la vie et qui partagent une destinée commune. 

C’est probablement lié à mon histoire familiale. Mon père est algérien, d’une vieille famille de Constantine ; ma mère, marocaine. J’ai une grand-mère suisse; une arrière grand-mère bavaroise ; et, du côté de ma mère, une ancêtre qui est une ancienne esclave mauritanienne. J’ai vécu cette pluralité des origines comme un beau cadeau de la vie. En même temps, j’ai dû bien vite me rendre compte que mon pays renâclait devant l’Autre et qu’il n’était pas très accueillant pour ceux qui avaient le défaut de ne pas partager l’ensemble des croyances de la société algérienne.  Avec le temps, j’ai fini par acquérir la conviction que, sur cette planète, seul importait en définitive ce qui nous réunissait, c’est-à-dire la tragédie d’être un homo sapiens obligé de participer malgré lui au spectacle truqué de la vie —« truqué » puisqu’on y meurt toujours au baisser du rideau. Les gens qui s’effarouchent devant l’ « étranger » et qui professent doctement que la diversité culturelle est nocive font preuve, à mon avis, d’un sombre crétinisme. Bien évidemment, moi aussi, il m’est arrivé de succomber à ce genre de sottises. Heureusement, je crois que ma bêtise dans ce domaine a diminué, peut-être parce que j’ai beaucoup voyagé. Un stage « d’étrangéité » est probablement nécessaire pour compléter son éducation d’être humain : devenir soi-même un « étranger » vous permet de regarder les choses autrefois évidentes avec un œil neuf. Le « pittoresque » —souvent dévalorisant— que l’on ne voyait que trop bien chez les autres, on finit par le percevoir aussi chez soi… Ce qui me fait réagir en Algérie, c’est la xénophobie, envers les Noirs par exemple, considérée parfois presque comme « naturelle ». Lorsque j’étais enfant, je me rappelle que, dès que nous apercevions des Noirs du Sud, nous nous moquions d’eux, leur courant derrière, allant jusqu’à leur jeter des cailloux, et cela sous le regard amusé des adultes. Cela concernait aussi les malades mentaux qui n’échappaient pas à notre imbécile cruauté. Ce type de comportement est encore insuffisamment combattu. Peut-être aussi parce ce que le monde arabe dans son ensemble n’a pas réglé son problème de mémoire avec son passé esclavagiste : le refoulé revient vite au galop dans ces conditions… 

Tu « recherches la reconnaissance du lectorat algérien », as-tu déclaré lors d’une interview. 

Mon écriture n’est pas destinée en principe à un lectorat précis, mais il va de soi que, dans ce que j’écris, il y a d’abord des choses écrites, que je le veuille ou non, pour les Algériens. Et manquer de ce lectorat, est extrêmement frustrant. C’est une blessure qui se rouvre à chaque parution. En Algérie, le livre coûte extrêmement cher et les réflexes de lecture qui s’étaient péniblement constitués lors de la période faste de soutien des prix ont été perdus. La société s’est déshabituée de l’acte de lire. Plus grave : les ouvrages financièrement accessibles sont à présent en majorité ceux écrits par les intégristes religieux. Cela est désespérant. 

« L’écriture d‘Anouar Benmalek n’est pas algérienne », entend-t-on dire en Algérie. Existe-t-il une écriture essentiellement algérienne ? 

Je pense qu’il y a des écrivains algériens mais qu’il n’existe pas de littérature algérienne. Nous sommes des individus isolés dans un pays qui n’aime pas vraiment la littérature. Chacun de nous, avec les moyens qui lui sont propres, essaye de se débrouiller, inventant son monde, réinventant l’Algérie, y mettant un peu, beaucoup d’Algérie, l’en excluant s’il le désire, l’épiçant au contraire avec son expérience du monde extérieur.  Mais c’est d’abord la littérature qui importe si l’on veut être écrivain, et non un quelconque « nationalisme » d’écriture qui imposerait d’écrire coûte que coûte sur tel pays plutôt que tel autre. Je ne me suis jamais imposé le devoir a priori d’écrire sur l’Algérie, mais, bien évidemment, parce que j’y ai longtemps vécu, parce que les gens que j’aime y vivent, parce qu’une partie de mes « racines » y est, elle est profondément  et naturellement présente dans mes livres, presque à mon corps défendant parfois. Lorsque j’étais enfant et que je lisais Robinson Crusoé, je ne me posais certes pas la question de savoir si l’auteur était Anglais ou pas. Ce que je lisais me passionnait car on y parlait en dernière instance de mon frère en humanité, ce misérable et magnifique Homo Sapiens. C’est un terme que j’affectionne (surtout depuis que j’ai écrit Ce jour viendra) car il symbolise pour moi l’unité de l’espèce humaine.  Voilà mon plus cher désir : parler de l’Algérie pour parler de l’humanité toute entière… 

Un mot au lectorat d’Algérie ?

Lisez-nous, s’il vous plaît !

 

Propos recueillis  par Nadia Agsous

dimanche 20 mai 2007, lundi 21 mai 2007

 

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