Le destin d’une femme dans
l’Espagne du début du XVII° siècle. Une plongée dans la
déportation des Morisques, un nettoyage ethnique oublié par la
mémoire collective européenne.
Pour débuter cette recension, je vous propose en premier lieu un petit
détour par l’Histoire. Retour donc en 1492. C’est l’année où la
Reconquista, entamée trois siècles plus tôt, s’achève avec la
chute de Grenade. Vaincus, les musulmans qui ne choisissent pas
la voie de l’exil, et qui, pour certains, sont présent en
Espagne depuis vingt générations, sont autorisés à conserver
leur religion comme le stipulent les accords de reddition. Pour
leur malheur futur, c’est une promesse qui ne sera pas tenue.
Petit à petit, les Mudéjares - c’est ainsi qu’on
les appelle alors - vont subir vexations, menaces et
spoliations. En 1499, les Mudéjares de Grenade se révoltent.
Défaits, on leur donne le choix entre l’exil ou la conversion
forcée. En 1502, en Castille, puis en 1525 pour toute l’Espagne,
la conversion collective est appliquée à tous les musulmans que
l’on surnomme dès lors les « moriscos » ou Morisques. Ecartés
des plus hautes charges au nom de la « propreté du sang »,
bannis, appauvris, traqués par l’Inquisition, relégués dans
l’arrière-pays montagneux, les côte désertes ou les bas-fonds
des villes, les Morisques de Grenade se révoltent encore en
1568. Trois ans plus tard, ils sont vaincus et dispersés dans
toute l’Espagne.
C’est le début d’un processus où,
renonçant à parier sur l’assimilation de cette minorité, la
royauté espagnole et l’Inquisition vont décider l’expulsion de
tous les Morisques. Elle aura lieu en septembre 1609. Au total,
près de 500.000 Morisques, privés de leurs biens, seront
déportés dans des conditions inhumaines. Certains sont
transportés dans des galères et jetés à la mer tandis que
d’autres meurent d’épuisement.
C’est cette longue persécution -
dont on parle si peu en Occident aujourd’hui - qui sert de toile
de fond au dernier roman de l’écrivain franco-algérien Anouar
Benmalek (*). Maria, jeune morisque, est le principal personnage
de cette fiction magistrale et son destin se confond avec le
sort funeste des siens.
Elevée dans la foi chrétienne,
Maria, à peine pubère, découvre un jour qu’elle est aussi
musulmane, et que son prénom est aussi Aïcha, du nom de l’une
des épouses du Prophète Mohammad. Car chez certains Morisques la
foi musulmane n’a été reniée qu’en apparence comme le permet la
taqiya.
Catholique, musulmane, esclave,
fugitive, catin par la force des choses, femme sans cesse en
colère, mais aussi mère déterminée à sauver son fils, Maria va
se battre de toutes ses forces, de tout son corps, contre le
destin. Réussira-t-elle ? Pour défendre les siens, pour ne pas
mettre en danger la chair de sa chair, Maria en arrivera à faire
le même choix qu’une certaine Geronima La Zalemona auquel est
dédié le roman ; choix que je vous laisse le soin de découvrir
tant cet acte saisissant ne mérite pas d’être divulgué aussi
facilement.
Mais Ô Maria, n’est pas
simplement un roman sur le sort tragique des Morisques. Il est
une vision inattendue de la femme. Il est rare en effet qu’un
homme décrive de manière aussi abrupte le désir féminin. De la
femme, même aussi belle que Maria, Benmalek ne sublime rien,
n’offre aucune place au rêve ou au romantisme. C’est brutal,
âpre presque trivial et cela renforce la crédibilité du récit
car ces temps-là étaient de cendres et de sang.
Ce roman offre aussi en filigrane
un aperçu de ce que fut la culture morisque. Il y est ainsi
question de ces livres licencieux écrits dans la langue
castillane mais à l’aide de caractères arabes. De même, au fil
des pages, le blasphème rode puis se matérialise à plusieurs
reprises. C’est le cas de ce peintre qui voit en Maria, la
représentation parfaite de la vierge Marie et qui prend la jeune
morisque pour modèle afin de peindre l’œuvre de sa vie : celle
de l’ensemencement de la mère du Christ par le Créateur.
C’est aussi ce cri charnel de
Maria-Aïcha qui, torturée par un désir inassouvi, en appelle au
Créateur afin qu’il la satisfasse. Passage, je le reconnais
honnêtement, qui m’a décontenancé - le mot est faible - et qui
m’a presque fait abandonner la lecture du roman (elle s’est
d’ailleurs interrompue quelques semaines avant que je ne me
force à la reprendre). « Sacrilège » ont d’ailleurs hurlé des
journalistes algériens qui ont vu dans ce roman une attaque
contre l’islam. Il fallait s’y attendre car, aussi longtemps que
le monde sera monde, il se trouvera toujours des démunis
d’esprit pour ne pas comprendre que la littérature possède tous
les sauf-conduits et qu’être en littérature, c’est accéder à une
dimension où nulle loi n’est de rigueur si ce n’est celle qui
impose l’originalité des caractères et du récit. Mais, j’en
conviens, les coups assénés par Benmalek sont rudes mais
n’est-ce pas ce que l’on peut attendre d’un écrivain ?
Et dans Ô Maria, le sacré est mis
à mal par les actes des personnages, par leurs propos aussi car
le langage du roman est d’une crudité parfois désarçonnante sans
jamais sombrer dans la vulgarité. C’est l’une des forces de ce
roman qui vous prend à la gorge et vous fait chanceler.
Et il faut saluer le style de
l’auteur et la manière avec laquelle il a organisé son récit,
tout en progressions lentes mais jamais pesantes. La manière
aussi avec laquelle il a restitué le contexte historique, sans
assener une somme insipide et académique.
Une fois refermé, ce roman
continue de hanter son lecteur, un peu à l’image des spectres
qui y sont décrits dans une étrange et inattendue représentation
de la mort, ou du moins, de l’au-delà. Le choc passé, la brûlure
des pages atténuée, le malaise généré par sa violence dissipé,
l’on ne peut alors s’empêcher de repenser à cette folie humaine
qui a conduit à l’un des plus importants nettoyages ethniques
qu’ait connu la terre d’Europe.
Et là, de manière presque
immédiate, on ressent soudain une crainte - prions pour qu’il ne
s’agisse pas d’une intuition - en se posant la question suivante
à l’aune de l’islamophobie ambiante : « et si cela recommençait
un jour ? ».
akram belkaïd
(*) Ô Maria, Anouar Benmalek,
Fayard, 468 pages, 22 euros.
Post-scriptum : Roman après
roman, Anouar Benmalek creuse son propre sillon, loin des écrits
et écrivains algériens de circonstance. Son talent lui est
propre et, à mon sens, il n’y a rien de plus exaspérant que de
le voir qualifié, ici et là, de « Faulkner méditerranéen. »
Comme s’il fallait lui apposer une parenté littéraire -
occidentale bien entendu - pour lui conférer une légitimité
d’écrivain universel. Anouar Benmalek est un écrivain
talentueux, et le dire aussi simplement suffit largement.
Je me demande aussi pourquoi
ce roman n’a pas eu l’impact médiatique qu’il méritait. Mais il
est vrai que les coteries amicales spécialisées dans la
congratulation réciproque ne prennent même plus le temps de
lire...
-
Extraits
« Comme les deux nuits
précédentes, Maria s’endormit à quelques pas du maçon,
abasourdie d’avoir accepté aussi rapidement de lier sa vie à un
parfait inconnu. Certes, elle ne s’était pas amourachée de lui
comme par miracle, mais les semaines passées à fuir sans but
l’avaient terrorisée. N’importe quoi - et donc n’importe qui...
- valait mieux que cette existence harassante et cette crainte
perpétuelle d’être arrêtée par les sbires de la Santa Hermandad,
de subir le chevalet ou le bûcher... »
« « C’est à ce
moment précis de ses réflexions un peu bêtes qu’elle le vit, ce
matin-là. L’homme à la cape et au chapeau à large bord était si
souriant, si joyeux de l’avoir découverte en débouchant de son
buisson, qu’elle n’eut d’abord pas peur : comment craindre un
être que la joie transfigure à ce point ? Mais sa salive sécha
instantanément dans sa bouche quand elle aperçut l’épée, puis la
dizaine d’individus hérissés d’arquebuses qui accompagnaient
l’homme au sourire éclatant.
"María, crie maintenant, María. Après, il sera trop tard... Je
t’en prie... Ils vont vous tuer tous..." La voix, dans la
tête de l’adolescente, supplia en vain. Ce qui lui restait de
maîtrise de son corps suffisait à peine à limiter le tremblement
des jambes et des bras et à contrôler ses entrailles.
C’étaient eux. Finalement, ils les avaient retrouvés. »
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