(extrait de Ma planète me monte à la tête,
Éditions Fayard, décembre 2004)
Anouar Benmalek
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Que cela me fait mal
de te quitter soupira-t-elle
en refluant
*****
la forêt se met
à la fenêtre
*****
il existait —parait-il— quelque chose
qu’on appelait la mer
*****
démonstration de force du temps
*****
s’exclama la vieille libellule
quelques heures après sa naissance
*****
à l’ombre du désir
*****
l’épée du toréador
puis rit longuement de sa fragilité
*****
inventa la guêpe
*****
il arriva
de s’évanouir
devant un bouquet de véroniques
*****
on m’avait déjà posé la question
qui des deux était le plus lourd
l’inquiétude d’un moineau
ou le moineau lui-même
J’entends déjà les uns ricaner
et pourtant et pourtant…
*****
de sa pâleur
*****
que la montagne combat son vertige
*****
des points communs Tu ne fonds pas?
Comment le pourrais-je répliqua la neige
puisque je brûle aussi
*****
bâtit doucement son corail
*****
dit la colline aux yeux inspirés
*****
prend peur
sur la route
Avec ferveur
crépite dans les bois
le sang de la belle victime
*****
phrase portée à tire-d’aile par une perdrix
dont elle a la fulgurante maladresse
le surgissement épouvanté
et —pan !—
l’égale propension
à se faire abattre aussi aisément
*****
deux roses
deux roses ébouriffées
deux roses aux pétales rougissants
deux roses ô tellement confuses
se contaient cruellement fleurette
*****
je suis tenu en joue
par ton regard
*****
s’irise de couleurs
sa joie est
douleur
il s’envole
il se pose
il tremble
il est
l’amour
*****
Le vent pressé
qui bâcle tout sur son passage
Le vent
s’est arrêté pile
devant un homme et une femme
bâclés eux aussi
Exceptionnellement
il a fait ce qu’il est censé faire
en pareille circonstance
une tache de rire par ci
un doigt de sein par là
des yeux et des ronds pas méchants
et même quatre aveux
bien coloriés
En vain
c’était toujours aussi peu fini
Il avait oublié
l’idiot
de les rendre amoureux
l’un de l’autre
*****
L’hirondelle d’un baiser
se pose partout
où ça lui plait
Elle grimpe vers le ciel
Elle risque d’y arriver
Elle suit une piste
d’elle seule connue
L’hirondelle d’un baiser
n’est pas flibustière
au contraire des pirates
n’arraisonne que ceux
qui le veulent bien
*****
Je me penchais par-dessus le puits
le puits doux où se mirait la pluie
Je me penchais et je cherchais
mon bel amour qui y était tombé
Ah je l’ai cherché longtemps
ce fol oiseau de mon beau temps
Et j’ai pleuré longtemps aussi
et le puits et la margelle aussi
Je suis resté jusqu’au matin
Le seau des mains a tourné en vain
J’ai cherché dans la source brisée
mais ne l’ai jamais retrouvé
Combien j’ai pu l’aimer
seule la pluie encore le sait
Je regarde parfois dans le puits
mais n’y vais guère que la nuit
*****
J’ai coupé mon pouce
avec des ciseaux
et je me suis dit :
là où tu es, ma chérie, m’aimes-tu?
J’ai coupé l’index également
et je me suis dit : hein,
m’aimes-tu comme avant?
Je n’ai pas raté le majeur :
tu ne peux pas m’avoir complètement oublié
L’auriculaire a suivi
puis le petit doigt
et je n’ai pas crié
J’ai ramassé les bouts de doigts
et je les ai comptés :
il y avait cinq raisons
cinq rouges raisons
pour que tu continues à m’aimer
comme je t’aime
Réponds, ma douce
ce n’est pas vrai
que tu es en train de compter
là où tu es
d’autres doigts
les cinq doigts de ton amant
posés délicatement
sur ta poitrine ?
*****
TA MAIN
Ta main
Qui couvre d’ombre
Un coin de table sous la treille
Ta main
Que je regarde depuis un instant
Perdu
Ta main
Qui laisse s’égoutter une eau froide
D’après-midi
Ta main douce
Ta main bleue
Ta main aux veines très fines
Ta main
Qui caresse mes souvenirs
Souvenirs de toi
De moi
D’un temps uni
Lisse
Dense
Dur comme un caillou
Ta main
Qui est le sable chaud sur la mer infinie ...
*****
PERMANENCE
Cette brûlure qui est en moi
Cette lumière sur la branche
Si ce n’est pas toi, ce sera autre
Cette rivière aux eaux changeantes
Pourtant la même à chaque fois
Cette lueur au fond des yeux
Quand passe le voile de l’amour
Si ce n’est pas toi, ce sera autre
Cette barque aux voiles ouvertes
Qui glisse sans fin au vent soufflant
Cette montagne au clair de nuit
Qui la regarde d’un air songeur
Si ce n’est pas toi, ce sera autre
Cette chaleur sur la plaine
Quand le soleil se fait plus rouge
Cette fauvette au cri aigu
Qui rend ton rire si vivant
Si ce n’est pas toi, ce sera autre
Cette grandeur à l’étoile présente
Au ciel de la souffrance des hommes
Cette tendresse de la paume du fou
Que l’amour vient caresser
Si ce n’est pas toi, ce sera autre
Cette blessure qui me déchire
Cet avant-goût d’infinité
C’est enfin toi et déjà autre
*****
Ce n’est pas toi que je cherche
Un fanal une ardoise un jour à Tanger
Partir à la recherche des mots
Mais qu’est-ce donc
Puisqu’un rien suffit à arrêter la vie
Une rigolade partagée une colère hagarde sur une jambe gainée
Le vin des meurtres de Khayyâm
Des hordes cambrées d’orages en aurores
Mais qu’est-ce donc
Puisqu’un rien suffit à arrêter la vie
Bouffer du soleil sur ta peau
Quérir guérir le stupide avenir
Refaire refaire tout refaire même la nuit de tes yeux
Mais qu’est-ce donc
Puisqu’un rien suffit à arrêter la vie
Le plus beau bruit après le silence
La rivière de ton sexe grouille d’épaules camaïeu
Il y a une juive que j’aime une électrode à mon cœur
Mais qu’est-ce donc
Puisqu’un rien suffit à arrêter la vie
Ce n’est pas toi que je cherche
Un fanal une ardoise un jour à Tanger
Partir à la recherche des mots
Mais qu’est-ce donc
Puisqu’un rien suffit à arrêter la vie
*****
Moula-moula
Moula-moula
petit oiseau noir et blanc
du Tassili
qui vit de peu
et donc de beaucoup
dans ces plateaux de vent et de soif
dis-moi quel est le sens de la vie
si ce sens existe
Moula-moula
pourquoi sommes-nous enfermés
dans ce sens
tels des pierres
qui roulent s'entrechoquent et se font mal
dans un oued fugace
d'orage du désert
et si ce sens n'existe pas
minuscule chose de courage insensé
et inutile
pourquoi sommes nous astreints
à vivre
à te connaître
et à tout oublier
*****
Hop Hop Hop
Viens à moi cheval cassé
cheval qui n’est plus cheval
malgré ton beau crottin
et le lustre de ta robe
Viens à moi
moi je ne t’achèverai pas
comme tant d’autres déjà
s’y sont empressés
Bien sûr c’est normal il faut te méfier
tu dois regarder ma main
guettant sans trop le savoir
le maigre pistolet ou le maillet de fer
Comme prévu c’est une mouche importune
qui l’emporte tu te laisses aller
tu oublies tout simplement
que tu as une patte brisée
C’est pourtant bien vrai petit cheval
que je vais te tuer
C’est pourtant bien vrai —va!—
que hip hip hip tu seras bientôt vengé
*****
Le pinson éperdu
Une gorge de pinson
Fine et verte à la lumière
Qui court sur la glace en glissant sur nos rires
D’une voix enrouée simplement délicieuse
Et encore et encore
Et folle et mauve
Et lac et neige
Et vache qui la broute
Et encore et encore
Vois-tu je ne terminerai jamais avec une gorge de pinson
As-tu déjà connu quelque chose
De plus fragile que cette gorge-là
De plus beau
De plus printemps dans la paume du grand arbre
Là-bas là-haut
D’autres pinsons peut-être
Des mésanges
Des passereaux
Ou des oiseaux bien à toi
Rien qu’à toi
Que toi seul peux voir
Par exemple
Un petit amour chaud dans un océan polaire
A tire-d’aile
A portée de cœur
A portée de corps
Ton pinson personnel en quelque sorte
Et que sais-je encore
Mais j’y reviendrai plus tard
Puisque de toute façon nous sommes faits pour nous entendre
Et pourtant on tire sur les pinsons
Sur mes pinsons
Sur tes pinsons
On casse la glace des pas magnifiques
De ce pauvre pinson
On lui tord le cou avec son trille
Et que reste-t-il de cette farandole de petites plumes
Toutes vêtues de vie
Dont nous parlions tout à l’heure
Un mois de mai épars
Des bouts de musique naufragés
Qu’on a tôt fait de rassembler dans un manuel
Pour les nommer Pinsonnus Tropbellus
En parler avec tristesse
Et les classer trop vite “ espèce disparue ”
Ainsi
Fais-tu
Avec
Tes
Propres
Enfants
***********
Iran-Irak
Le petit soldat courageux
crève de peur
et d’une envie d’uriner
se retient
Le petit soldat ankylosé
distrait par la fatigue
se souvient
de sa voisine d’en face
et d’une belle tradition
Pour éveiller les seins d’une jeune fille
prendre une aile de papillon
avec sa poussière multicolore
frotter la surface de la poitrine
en commençant par le bout du sein
pour aboutir à sa naissance
au terme d’un mouvement concentrique
aussi délicat que l’haleine supposée
d’un myosotis
Le petit soldat boueux
se prend à sourire
derrière sa peur
à l’idée de proposer l’insecte miraculeux
à sa précieuse voisine
le petit soldat coquin
n’a pas le temps d’arriver au rire
un boulet de canon
a emporté par inadvertance
sa tête son rire
sa voisine et son papillon
*****
LA PETITE CATIN
Ne croyez surtout pas que la petite catin brune
Du quartier réservé de Constantine
Ne rêve pas
La petite catin
Ouvre la main
Et vite vite vite
S’en échappe la rue boiteuse
Frou frou frou
S’en envole la ville tordue
La petite catin chrysalide
D’un geste doux
Plie sa pauvre peau si râpée
Dans le grand tiroir des égratignures quotidiennes
Elle a
Très envie
De manger le cœur de l’arbre qui s’éparpille devant elle
La petite catin
Folle
Se voit déjà corde de cithare essayant sa joie
Ou bout de lumière
Au bec de l’hirondelle criarde
La petite catin
Mienne
Est loin loin loin
Avec ses gais paniers d’osier
Où brûle un feu de charbon
Les lignes de sa paume courent trop vite
Et la rivière aussi
Mais aujourd’hui
Ma petite catin
A oublié la rue boiteuse
Et la ville tordue
Mais aujourd’hui
Ma petite catin
Pardonnez-lui
A oublié de fermer sa main
*****
C’est quoi la vie ma belle
C’est quoi la vie ma belle
c’est naître vivre et mourir
et si on a de la chance
aimer un peu
et pas trop souffrir
C’est comme l’eau du robinet
ça coule ça coule
on a vingt ans on ne les a plus
personne ne s’en soucie
sauf toi bien sûr
On dirait une expérience de laboratoire la vie
faite par ceux d’en haut
les Dieux
ils arrachent les ailes des mouches
et les mouches c’est nous
et on ne sait même pas
si ça leur fait plaisir
*****
à Nadejda Mandelstam
Ma petite enfance de ma si pâle vie
Dis-moi s’il te plaît
Où meurent les nuages moqueurs
Qui grignotaient
Les perce-neige de mes rêves
Dis-moi je t’en prie
Qui brûle les oiseaux devins
Qui me criaient si sourds
Ne te presse pas Ne te trompe pas
Le temps d’une frêle seconde
Même l’ombre peut être lumière
Ma petite enfance de ma si pâle vie
Si tu pouvais faire couler le sang du soleil
Et ton clapotis au fond de ma tristesse
Ces jours petits comme un poing fermé
Sans la voix de ma mère ni le sourire de mon père
Ma petite enfance de ma si pâle vie
Tu sais
Quand la rivière fascinée
Débouche brusquement sur son amour de toujours la mer
Elle se demande très vite
A quoi cela lui sert
Ma petite enfance de ma si pâle vie
Ma rouge colombe doucement écrabouillée
Ma seule griffe sur la nuit
Comment vas-tu t’en tirer Comment vais-je m’en tirer
Ton rire pourtant me cerne le cœur
*****
Il ricane il ricane
Le petit homme englué dans ma tête
Il raisonne il raisonne fort
Il bavarde il bavarde sans trêve
Il rit il boit
Il fait même le pitre
En somme il est heureux
Le petit homme englué dans ma tête
Mais qu’il a mal maintenant
Le petit homme noyé dans mon ciel si bas
Une arête de sanglot à la gorge
Un sourire caillé au cœur petit
Mais qu’il a mal au-dedans
Quand chaque année tu lui échappes
Et que derrière la même gadoue
Cesse la pluie de ton geste familier
Tout à l’heure il ricanera
Tout à l’heure il bavardera
Tout à l’heure il t’oubliera
Mais qu’il a mal maintenant
Le vaillant idiot aux amours de barreaux
A essayer de parler bas sans parler de toi
Il ricane il ricane
Le petit homme englué dans ma tête
Il raisonne il raisonne fort
Il bavarde il bavarde sans trêve
Il rit il boit
Il fait même le pitre
En somme il est heureux
Le petit homme englué dans ma tête
********
Ton odeur mon amour
A posé une goutte d’été sur la chair de janvier
Et cette odeur
Cette épine
Frissonne
Curieusement mêlée à des souvenirs de siestes chaudes
Au goût sucré d’oranges de Constantine
Et c’est comme un village depuis longtemps oublié
Où des blés têtus
Frères des hommes pauvres
Repoussent le feu
Et c’est doux
Comme tes vêtements étonnés gisant en tas avec mes livres
Sur la table
Près de notre lit trop étroit
Et c’est patient
Comme ces baisers de dureté à creuser
Encore éparpillés sur ma bouche
Attendant
Que tu sois enfin réveillée
Et c’est bizarre
Même le tic tac du réveil
Ne fait que davantage l’approfondir
Cette odeur
Mon amour
*****
Les astronomes prétendent
qu’un quasar peut briller
mille fois plus puissamment
que cent galaxies
contenant chacune
un milliard d’étoiles
mon amour pour toi
brille évidemment
moins fort
—j’ai failli dire « autant »
j’ai eu peur cependant que tu y trouves là
simple exagération de poète
et que cela ne te plaise pas beaucoup—
mais enfin cet amour
qui a donc moins de prétention qu’un quasar
tient une place presque aussi honorable
dans ma galaxie
cette galaxie si douce
dont je fabrique les étoiles les planètes
et l’infinie nuit précieuse
en fermant simplement les yeux
et en pensant
à toi
(extrait de Ma planète me monte à la tête, Éditions Fayard, décembre 2004)
Anouar Benmalek