LES AMANTS DÉSUNIS d'Anouar Benmalek. Calmann-Lévy, 338 p., 120 F.

 

Le Monde, Jean-Noël Pancrazi, Vendredi 9 Octobre 1998                                                                retour au sommaire de la revue de presse

A la recherche de la tombe de ses enfants, une femme retourne en Algérie. Anouar Benmalek attache le présent au passé avec les liens de l'effroi

    Une vieille femme, arrivée de Suisse, Anna Stressner, erre au début des >Amants désunis, d'Anouar Benmalek, dans un cimetière d'Alger, à la recherche des tombes de ses enfants, Mehdi et Myriem, qui, en 1955, dans un douar des Aurès, ont été tués par des maquisards du FLN, en représailles de la trahison présumée de Nassreddine, leur père. On pourrait croire, à la voir habitée d'une telle douceur triste, qu'il y a encore place en Algérie pour la commémoration tranquille, le deuil apaisé. Qu'il reste un espace pour le regret, celui qu'elle éprouve, pour le temps où, jeune acrobate débarquant avec le cirque " Née " en Algérie, elle avait rencontré Nassreddine, pour le bonheur de leurs " journées andalouses "dans des cabanons de fortune - cet amour lointain qu'Anouar Benmalek dépeint avec une force tendre, une sensualité exacte, constituant l'axe lumineux du roman. Mais la nostalgie paraît très vite irréelle, inadaptée ; elle semble un luxe de l'esprit, un privilège de la mémoire. Elle est très vite étranglée, condamnée par la violence des événements et la peur que celle-ci engendre, chacun des personnages, chacune des silhouettes qui apparaissent dans le roman ayant, en permanence, " un goût de terreur absolue dans la bouche ". Le grand mérite d'Anouar Benmalek est de nous faire pénétrer à l'intérieur de cette peur, de nous la faire ressentir physiquement parce qu'il épouse, notamment, le regard d'Anna quand, habillée d'un haïk blanc dont elle ne sait plus s'il constitue une protection ou une prison dangereuse, elle marche à travers Alger, où même les bateaux redoutent de s'attarder dans la rade, où n'importe quel spectacle horrible peut surgir à tout instant.

    La misère, le pauvre instinct de survie ne protègent pas : le petit Jallal, " bouleversant et authentique personnage de gamin à la fois désemparé et possédant un discernement presque gênant chez un enfant de son âge ", a beau vouloir ne plus se laisser impressionner par les récits de femmes de gendarmes brûlées vives ou de corps de journalistes découpés, se dire que le mieux à faire est de les ignorer le plus possible, il ne tardera pas à être pris dans le piège de la violence. C'est une chorégraphie sinistre, dont les acteurs seraient presque indifférenciés, que Benmalek dessine quand il suit les gestes des tueurs de tous ordres dans la nuit algérienne. La violence devient hallucinante au moment où Jallal et Anna sont capturés par les combattants d'Allah. Mais si Anouar Benmalek réussit à provoquer chez le lecteur une sensation d'effroi médusé, ce n'est pas, comme son art de visionnaire le lui permettrait, par l'amplification d'un lyrisme sanglant, mais par l'extrême précision des tableaux du crime, l'impassibilité de la narration qui suggère la méthode glacée des bourreaux.

DOULEUR INTERMINABLE

    Au petit matin, quand les avions de l'armée lâchent les bombes incendiaires sur la montagne, Anna, maudissant la démence qui l'a fait revenir dans ce pays perdu, s'écrie : " Est-il possible que je finisse comme mes enfants à quarante ans de distance ? " Car le plus terrible est la répétition de la violence, le maintien de la cruauté interminable, notamment à travers le destin de Nassreddine. En 1940, encore adolescent, il a été arrêté, menacé de mort parce qu'il était soupçonné d'avoir participé à la curée sur un gendarme, à un moment où il s'agissait d'anéantir les velléités de révolte chez les Arabes, auxquels " la déroute de l'armée française, en France, aurait pu donner des idées ". En mai 1945, son père, Dahmane, a succombé d'une balle dans la tête au cours du mouvement de répression qui a suivi les émeutes de Sétif. En 1955, il est accusé, à tort, d'avoir trahi par les membres du FLN, en est châtié par l'exécution de sa mère et de ses enfants. En 1996, il suit de loin, dans les rues de Batna, le cortège de ceux qui ont été assassinés dans la montagne et qu'on ramène dans des camions. Ce sont les mêmes champs, les mêmes chemins, les mêmes douars qui sont ensanglantés. La douleur est double : " douleur de se souvenir de l'enfer, douleur de savoir qu'on ne s'en évadera jamais ". Et par la construction en cycles, par sa façon magistrale de faire glisser les unes sur les autres les strates de temps, de les confondre parfois, si bien que l'horreur ne semble plus avoir de date, Anouar Benmalek exprime très exactement la fatalité du sang. L'auteur n'intervient jamais dans le cours du récit, mais on sent, à chaque ligne de cette fresque blessée dont la beauté défie tous les instincts de mort, son amour pour l'Algérie, pour ce " brun austère de la terre que ne parvient pas à écraser le vert des figuiers et des oliviers, ces arbres que l'on chérissait plus que des êtres humains ".