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Liberté (quotidien) et LivrEsQ (magazine littéraire)

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1 novembre 2009 

 

 

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Le Rapt, roman

Entretien avec l’auteur

 

Liberté : Dans le Rapt, vous signifiez que le passé finit toujours par nous rattraper, et cela même si, en tant qu’individus,  nous ne sommes responsables ni des erreurs ni des crimes de ceux qui nous ont précédés.

Anouar Benmalek : C’est un résumé lapidaire, mais exact. Mon livre est écrit à la manière d’un thriller et je ne vais donc pas exposer trop de détails du livre, afin de ne pas casser la mécanique du suspense.  Le rapt  essaie de montrer que le passé non assumé, nié, méprisé, peut devenir extrêmement dangereux pour le présent et le futur d’une société. En fait, l’envie d’écrire ce roman m’est venue d’une manière brutale, après deux horribles faits divers survenus récemment. Il y a eu d’abord le kidnapping d’une collégienne dans une commune de la périphérie d’Alger: l’adolescente avait été enlevée à la sortie de son école, violée, assassinée puis jetée dans un terrain vague. Cet enlèvement n’avait connu aucune médiatisation, et les ravisseurs n’avaient pas été retrouvés.

Il y a eu ensuite l’affaire du petit Yacine, qui est l’exemple, tragiquement caricatural dans sa cruauté, de la manière dont notre système politique traite les gens modestes, même dans les cas extrêmes de ce genre. Rappelez-vous que la police n’avait rendu visite aux parents que quelques jours après le kidnapping et que seule l’initiative des voisins de recourir aux services d’un maître-chien avait permis de retrouver, d’ailleurs presque immédiatement, le corps du malheureux enfant à quelques centaines de mètres seulement du domicile familial. Le ou les criminels n’ont évidemment pas encore été retrouvés et ne le seront probablement jamais

On me rétorquera qu’il y a eu malheureusement  de nombreuses affaires d’enlèvements crapuleux ces dernières années en Algérie. Ce qui m’a cependant  le plus choqué dans les deux exemples que je cite, c’est le fait que le gouvernement n’ait pas tout tenté pour retrouver les enfants enlevés ou, à tout le moins, de retrouver et punir leurs assassins. C’est pourtant le devoir de base de tout gouvernement de protéger ses citoyens, surtout les plus défavorisés. Les enfants en question cotant  « socialement » zéro, le système qui gère tant bien que mal l’Algérie a dû estimer qu’il n’y avait pas là de quoi en faire un plat et a abandonné les victimes et les parents à leur terrible sort. 

Je me suis alors demandé : notre société est-elle arrivée à un tel degré d’acceptation de la violence que même un événement aussi effroyable que l’enlèvement et le meurtre d’un enfant la laisse relativement indifférente ? Effaré, j’ai cherché une explication, d’abord dans l’état de commotion né de la violence sans borne qui s’est abattue sur notre pays ces dernières années. Puis, une chose en amenant une autre, je me suis interrogé sur les causes de cette explosion d’inhumanité qui a fait au moins deux cent mille morts en à peu plus d’une dizaine d’années. Était-elle née ex-nihilo ou tirait-elle son origine de je ne sais quelle mystérieuse connexion avec le passé proche ou lointain de notre pays ? Évidemment, j’ai écarté tout de suite les explications stupides du genre réflexes pseudo-ataviques qui feraient que nous autres Algériens serions prédisposés à nous entretuer et à nous massacrer sans fin. Tous les peuples connaissent ou ont connu ces épisodes de barbarie et nous ne faisons pas exception, malheureusement pour notre égo national.

Je crois avoir trouvé un début de réponse dans la manière dont nous abordons l’histoire de notre pays et, en particulier, de la guerre de libération. L’histoire officielle, celle apprise à l’école et répétée en boucle par les perroquets idéologues du régime, est en gros un tissu de mensonge. Telle qu’elle est enseignée, elle nous oblige à mettre sur le même plan le mensonge et la vérité, au point que la vérité passe chez nous pour du mensonge et le mensonge pour de la vérité.

La violence est légitimée par le résultat : le Fln ayant gagné la guerre de libération, tout ce qui a pu être fait sur ordre de ce dernier devient dès lors juste, même lorsqu’il s’agit de crimes aussi inexpiables que la torture et les assassinats d’étudiants montés au maquis à la suite de la « bleuïte » ou les massacres des villageois de Melouza. Je ne parle même pas des liquidations de dirigeants nationalistes de la trempe d’Abane Ramdane. Notre histoire officielle sert à instiller le message subliminal suivant : les massacres du vainqueur, surtout s’il se dote de la légitimité d’acier  du patriotisme, ne sont plus des massacres, mais de hauts faits de résistance dont les responsables méritent honneur et considération de la part de la nation. Voilà ce qui explique que certaines de nos rues portent des noms de tortionnaires algériens ayant pratiqué sur une large échelle, pendant la guerre de libération, le supplice dit de « l’hélicoptère »  contre leurs propres concitoyens  — supplice qui consiste à « brûler » avec un kanoun un homme suspendu par ses membres à un arbre !

La violence extrême est donc devenue petit à petit un horizon « normal » de notre société puisque ceux qui l’ont libérée du colonialisme  ont pu en user à certaines occasions à l’encontre du peuple sans en subir plus tard les conséquences : tel colonel a pu tuer des étudiants par dizaines et demeurer néanmoins un héros sans tache ou tel autre donner l’ordre de liquider tout la population masculine d’un village et continuer à être officiellement honoré  sans aucune considération pour la mémoire des suppliciés et de leurs actuels descendants.

Qu’on ne se trompe pas de débat : personne ne discute ici de la nécessité absolue de la guerre de libération ni de l’héroïsme incroyable de nombre de ceux qui ont donné leur vie pour libérer l’Algérie de l’indignité de la sujétion coloniale ! Chacun de nous (dont moi…) est en mesure de citer des membres de sa famille qui ont payé le prix du sang pour que l’Algérie accède au rang de nation souveraine. La question soulevée ici est qu’à côté de cet héroïsme, il y a eu des crimes épouvantables commis par des moudjahidines et que ces crimes restent des crimes malgré la distance du temps. Pis : je prétends que ne pas reconnaître cette douloureuse vérité aboutit, d’une façon ou d’une autre, à créer les conditions d’une résurgence de la barbarie…

Liberté : Qu’est-ce qui a renforcé votre détermination à écrire ce livre ?

A.B : Une autre raison a contribué de manière décisive à ma décision d’écrire Le Rapt. C’est la publication en Algérie même de mémoires d’un certain nombre de moudjahidines « ordinaires », des combattants de la liberté au dessus de tout soupçon qui racontaient sans fioritures des épisodes terribles d’exactions dont ils avaient été victimes ou témoins. Je me souviens par exemple d’un moudjahid, témoin de nombreux actes de torture commis par ses chefs, qui décrivait comment, après avoir été à son tour soupçonné de trahison, il avait été longuement supplicié au chalumeau par ses propres compagnons de combat. Ce qui m’avait stupéfié à l’époque,  c’est que des livres de ce genre, écrits par de valeureux moudjahidines qui, malgré leurs mésaventures, avaient continué de se battre dans les rangs de l’ALN jusqu’à la fin de la guerre, n’aient pas provoqué un séisme de questionnements en Algérie. Nous aussi, nous avions nos Aussaresses, avouaient en substance ces patriotes, mais ces Aussaresses-là officiaient contre leur propre peuple !

 Je pense profondément que nous nous devons la vérité, parce que si nous persistons dans le mensonge, celui-ci se transforme lentement en cancer, mettant en question le contrat national qui fonde toute nation. Le cruel terrorisme de ces dernières années est dû en partie au fait que nous avons appris à « pardonner » la violence quand elle est le fait des « nôtres ». Quand nos concitoyens arrivent à accepter Melouza comme un simple accident de parcours de la guerre de libération sans plus se poser de questions, alors le massacre, pendant la décennie noire, de villages entiers par des terroristes drapés dans la légitimité religieuse (au moins aussi forte que la légitimité nationaliste) finit par apparaître presque « naturel » : les « frères » des montagnes n’imitaient-ils pas, en agissant ainsi, les « frères » de  la guerre de libération? De toute façon, pense chaque Algérien avec résignation, il y aura toujours une amnistie qui surviendra au bon moment, suivie de son corolaire obligé, l’amnésie !

 Je pense, quant à moi, que l’Algérie est à présent adulte et que ce n’est pas dénigrer la guerre de libération que de dire que tel ou tel de ses leaders ont commis des infamies. Au nom de la révolution, on a torturé des Algériens, on en a assassiné d’autres dans des conditions effroyables. Ces actes doivent être qualifiés comme ils le méritent : des crimes de guerre ! On ne doit pas accepter de mettre côte à côte des héros de la grandeur d’Abane Ramdane et de Ben M’hidi, et des tortionnaires comme Mohammedi Saïd, ordonnateur de l’opération de Melouza, et ses acolytes. Il y a suffisamment de vrais héros dans ce peuple pour qu’on n’ait pas besoin de les mêler avec leurs absolus contraires. Notre peuple a soif de vérité, il a le droit de connaître la part d’ombre de son histoire.

J’insiste cependant : mon livre n’est pas un livre politique, c’est un roman où des personnages ordinaires sont confrontés à des forces qui les dépassent et qui, parce qu’ils aiment à la folie ceux qui leur sont proches, vont aller jusqu’au bout d’eux-mêmes. Mon livre est une expérimentation sur le thème : qu’aurions-nous fait, à la place des personnages du roman, si quelqu’un avait kidnappé notre enfant et nous ordonnait de commettre un forfait ou si, un demi-siècle plus tôt, nous nous étions trouvés, par le hasard du destin, dans la peau de ceux qui avaient à choisir entre devenir ou non des criminels ?

Liberté : Il y a un Français dans votre livre, Mathieu…

A.B : à un certain moment dans le roman je fais intervenir un militaire français qui a fait partie d’un DOP.  Rappelons ce que sont les sinistres DOP — Départements opérationnels de protection. Sous ce nom volontairement banal, se dissimule un rouage essentiel de l’armée française, où la torture, désormais officielle, contre les rebelles à l’autorité coloniale prendra toute sa place dans la panoplie des armes de guerre dirigées contre le peuple algérien, à l’égale des mitraillettes, des tanks et des avions de chasse.

Mon propos se veut on ne peut plus clair : en aucun cas la condamnation de certains errements des moudjahidines durant  la guerre de libération ne doit diminuer en rien l’horreur que nous ressentons devant les exactions de l’armée française, en particulier l’usage institutionnalisé de la question, des bombardements au napalm, des regroupements de population et autres crimes de guerre. Disons qu’il y a deux grands sujets  dans mon livre : il y a les Algériens en butte à l’armée française, et il y a les Algériens en butte à d’autres Algériens. Cela ne sert plus à rien qu’on nous serine des arguments du genre : « Votre livre va servir aux ennemis de l’Algérie ». Cette nation a subi tellement de choses épouvantables ces dernières années  qu’il est grand temps qu’on la considère comme une nation de citoyens adultes aptes à comprendre la complexité de leur histoire nationale.

Ben M’hidi est l’une des personnes que je respecte le plus au monde ; ce magnifique  sourire de Ben M’hidi face à ses geôliers coloniaux, je ne veux plus qu’on le salisse en le mélangeant à celui de tortionnaires, sous le simple prétexte que tous ont été algériens. Je suis sûr que des plumitifs vont attaquer mon livre en invoquant l’éternel argument du linge sale à laver en famille. En réalité, nous n’avons jamais lavé notre linge sale historique, notre histoire nationale reste sale parce qu’on l’a maculée avec la boue du mensonge ! Il est temps de la laver à grandes eaux, l’eau de la vérité.

Nous sommes des êtres humains comme les autres, semblables à n’importe quel être humain dans le monde. Pourquoi devrions-nous accepter de vivre avec une histoire et un présent mensongers ? C’est une profonde colère et une profonde compassion pour mon peuple qui m’ont guidé dans l’écriture du Rapt : on nous a volé notre histoire, on nous a volé notre lutte de libération, on nous a volé aussi notre présent. Dans le cas de l’Algérie, jamais le mot « rapt » ne s’est aussi bien appliqué au passé, au présent, et, si nous restons dociles, au futur de notre pays !

Liberté : Quelle est cette violence que vous voyez en chaque Algérien ?

A.B : Cette question de la violence chez nous m’a toujours taraudé. Durant ce qu’on a coutume d’appeler la décennie noire, j’ai vu des gens tout à fait ordinaires, des collègues de l’université par exemple, intelligents, diplômés, se mettre brusquement à persifler lâchement, dès qu’un intellectuel était tué : « Il n’y a pas de fumée sans feu, peut être que ce gars n’était pas si innocent que ça, peut-être avait fait quelque chose pour mériter d’être assassiné… ? » Je me suis alors interrogé avec angoisse : qu’est-ce qui sépare le terroriste tueur de celui qui ne le désapprouve pas totalement ?

Sur un autre plan, que ferait chacun d’entre nous s’il était, par le biais d’un chantage abominable,  poussé à tuer quelqu’un ? J’ignore ce que serait personnellement ma réaction. Mon roman propose une expérimentation dans ce sens. Mais les personnages dans mon livre conservent aussi leur propre idée de la morale : il y a Aziz, le père de la fille enlevée qui développe une haine pour lui-même parce qu’il a tué quelqu’un. Le père de sa femme, un maquisard qui, malgré lui, a participé à Melouza, finit par se suicider. Comme tout être humain sur cette planète, nous possédons une part de violence tapie au fond de nous-mêmes qui n’attend qu’une occasion favorable pour se manifester. Le tortionnaire est peut-être en chacun de nous : prenons garde à ne pas le laisser s’exprimer !

Liberté : Les animaux — des bonobos !— occupent une place importante dans votre roman. Notre part d’animalité ?

A.B : Parce que nous sommes aussi des animaux. Et parce que la part instinctive qui régit nos réactions en apparence les plus rationnelles reste forte. Dans le livre, les bonobos constituent un clin d’œil sarcastique à l’intolérance pudibonde de notre société. Dans un autre registre, si nous considérons ces magnifiques bonobos (nos cousins les plus proches dans le règne animal)  comme des êtres auxquels on ne doit aucun respect, rappelons-nous qu’on est toujours le singe de quelqu’un : les colons ne considéraient pas vraiment les Algériens comme des êtres humains à part entière. Nous étions une sous-espèce d’homo sapiens, une sorte de deuxième collège dans l’ordre de l’humanité. Plus terrible encore, le tortionnaire qui torture quelqu’un espère faire sortir sa victime de la catégorie même des êtres humains. Cela est essentiel pour le tortionnaire car, sinon, comment pourrait-il rentrer tranquillement chez lui le soir et embrasser femme et enfants sans en éprouver un épouvantable embarras ?

 

Liberté : Dans votre roman, vous oscillez entre le « je » et le « il ». Pourquoi ?

A.B : Le « je » a cet avantage que vous vous identifiez pleinement en tant que lecteur à celui qui raconte, et que vous finissez par accepter plus ou moins ses raisons, parfois même les moins avouables : ses explications deviennent un peu les vôtres. Le passage au « il » permet en fait la distanciation, celle qui rappelle deux choses essentielles : vous êtes un monde à vous tout seul, mais le  voisin l’est tout aussi bien ! Chacun voit les choses selon son point de vue, et il y a une multitude de points de vue. Quand on est dans la tête du père de l’enfant kidnappée, on voit ce que pense Aziz, on devient Aziz et on souffre comme Aziz, mais Aziz n’est pas toute l’humanité. On essaie alors de se mettre dans la tête du beau-père, Mathieu : Mathieu c’est quelqu’un qui vient de loin, il a fait partie des DOP, il a torturé des Algériens, etc. On se dit : mais comment va-t-il se justifier, et on se rend compte avec surprise que même un tortionnaire peut se trouver des justifications convaincantes dans son propre monde ! Le jeu de yoyo entre le « je » et le « il » est essentiel dans la construction de ce roman.

Liberté : Et les textes en italique qui parsèment votre roman ? Reflètent-ils la schizophrénie qui nous guette tous ?

A.B : En chacun de nous, il y a une voix qui veille. Vous parlez de schizophrénie, c’est probablement quelque chose de cette nature, cette voix en apparence plus maligne que nous qui susurre interminablement à notre oreille : Eh, coco, ne prends pas trop au sérieux, ton cerveau surveille ton cerveau, et tes justifications pour tel ou tel comportement, tu sais bien qu’elles ne tiennent pas la route, qu’elles sont souvent « bidon ». Cette voix ricane : tu n’ignores pas, au fond de toi-même, que tu es coupable, même si tu  arrives à te persuader que  tes motivations sont nobles, alors qu’elles sont en réalité la sordidité même !

Cette schizophrénie dont vous parlez, c’est la présence en chacun de nous de cette sentinelle qui ne montre aucune indulgence envers le « moi » que nous présentons  spontanément à nous-mêmes et aux autres. Parfois terriblement culpabilisante, cette sentinelle nous déclare : Je n’ai pas de raison particulière de t’aimer même si je suis « toi »  — et surtout, probablement, parce que je suis « toi » ! De temps en temps, cette sentinelle n’en peut plus de mépris : Ce que tu es devenu, bonhomme, est indigne de toi et indigne de tes rêves d’enfants !

 Quand on est un enfant, on rêve en effet d’être un chevalier sans peur et sans reproche, mais, souvent, la vie fait un sort à ces rêves de grandeur et de pureté et nous transforme en quelqu’un dont, enfant, nous aurions eu honte. Je suis donc à peu près d’accord avec vous sur cette question de schizophrénie ontologique, mais elle touche tout être humain sur terre, et pas spécifiquement  les Algériens.

Liberté : L’Algérie, c’est l’environnement que vous connaissez le mieux ?

A.B : Oui, je parle de l’Algérie parce que c’est ce que je connais le mieux. J’aurais été du Togo ou d’Amérique, j’aurais parlé du Togo ou de l’Amérique. Pour chacun de nous, le hasard de la naissance s’accompagne cependant d’une aspiration que l’on peut qualifier d’humaniste ou de religieuse — à chacun de faire son choix. L’essentiel est que cette aspiration peut se résumer ainsi : se conduire pendant le temps qui nous est imparti sur cette terre en être humain à peu près respectable, solidaire des autres humains et de l’humanité. C’est un très gros contrat envers nous-mêmes et envers les autres et nous arrivons, cela va de soi, rarement à le remplir.

Liberté : Pour vous, la littérature est une mission ?

A.B : Mission est un mot bien ambitieux et peut paraître très « littérature engagée », mais je n’en trouve pas d’autre à vous retourner… Quand vous commencez à écrire un roman qui va vous prendre trois ans — irremplaçables ! —de votre vie, à quoi bon le faire si, au bout, il n’y a pas quelque chose de plus grand que votre petite personne ? Mon souhait, en tant que romancier, c’est que le lecteur de ce roman éprouve de la compassion pour les personnages se débattant dans la terrible histoire dans laquelle je les ai plongés et consente à s’avouer :  Aziz, Mathieu, Chehra, Assia, tous ces êtres humains me ressemblent et ce qui leur est arrivé aurait pu m’arriver ; qu’aurais-je fait alors à leur place, aurais-je fait preuve de courage ou, au contraire de vilenie ; me serais-je tu ou aurais-je crié mon indignation ?

Le roman permet, plus que le texte historique, de faire passer cette compassion. Souvenons-nous de Melouza et de l’obligation de silence qui l’accompagne jusqu’à présent : il y a quelques années, quelqu’un a voulu organiser un colloque sur Melouza. L’Organisation des anciens moudjahidines s’est plainte et l’organisateur du colloque s’est retrouvé devant un juge ! Évidemment, le colloque n’a pas pu se tenir.

Ce ne sont pas les moudjahidines dans leur ensemble qui doivent être remis en cause, ce ne sont que certains criminels de guerre, mais ces derniers doivent être nommés explicitement. Un Mohammedi Said, par exemple, est un criminel de guerre : il peut avoir été colonel et avoir occupé tous les postes les plus illustres dans la nomenklatura du pays, cela ne changera rien au caractère impardonnable de ses actes. Cela doit être dit. Pour la vérité. Pour la pureté de notre histoire.

Je sais que mon livre va faire grincer des dents, parce que certains considèrent le patriotisme comme l’ânonnement  de slogans officiels. Moi je dis non ; le patriotisme, c’est reconnaître le pays comme il est et l’aimer avec ses forces et ses faiblesses.

 

Liberté: La violence dans le Rapt est décrite essentiellement par le corps. Pourquoi ?

A.B : Nous sommes une société très étrange de ce point de vue. Le corps est l’instrument principal de la répression dans nos pays. Répression politique : la torture et les mauvais traitements font partie de la panoplie quotidienne du contrôle de la population.  Répression social et morale : tout est fait pour faire oublier que nous sommes avant tout des corps sexués.

Pour terminer, mes livres sont avant tout des histoires d’amour, mais je ne peux ignorer le contexte terrible dans lesquelles elles ont lieu.