-                                                                                                                        

                                                                           

 

 

retour à la page d'accueil

                                                                                                                                                                                            retour au sommaire de la revue de presse

 

Le rapt, Anouar Benmalek, Fayard, 2009

Crispation paranoïaque et loi nouvelle (extraits)

12 novembre 2009
 

    Voici un roman qui, malgré sa longueur, tient le lecteur sous le
couteau de l’angoisse et de la douleur jusqu’au bout. Certes
l’actualité tragique du sujet y contribue. Cependant l’art du suspense
dans la cruauté y atteint un sommet. Difficile de mettre le lecteur
plus à genoux dans l’attente impuissante de l’horrible.
L’auteur a construit son récit de façon savante. [...]

    [...]Il  y a là une thèse, celle de la
folie de la vengeance et de la cruauté à l’oeuvre dans les profondeurs
de l’histoire et de la société, qui paraît bien vraisemblable.
Nulle trace de motivation religieuse, fanatique ou politique, chez ces
protagonistes. Tout juste y a-t-il une pulsion de révolte contre la
colonisation chez l’un d’entre eux. Elle est vite recouverte par des
révulsions devant le racisme, la cruauté aveugle, par l’indignation de
l’amour devant le spectacle d’un père humilié et massacré, un frère,
une soeur ou une fille suppliciée devant ses yeux.
    Le lecteur est plongé dans la bestialité de la violence déchaînée sous
des prétextes divers, le mépris pour le colonisé ou pour l’Arabe,
l’autre, la fureur contre celui qui ne partage pas les mêmes opinions.
Le prétexte peut changer : la bestialité est la même. La dessus
l’auteur ne fait aucun concession aux sentiments du lecteur qui est
plongé dans la merde et la pisse des suppliciés, les spasmes des
viscères et des sphincters violentés, les abandons indécents et
ultimes de la chair martyrisée, les dégradations finales de corps
pantelants de souffrances innommables.
    Si les opinions publiques fuient ces réalités ignobles ce n’est pas
dans ce roman-là qu’elles trouveront l’apaisement. S’agit-il d’une
purgation du refoulement de l’horreur, d’une thérapeutique par la
plongée dans le refoulé ?
    Ultimement la bête sera abattue, non sans avoir assassiné l’épouse et
mutilé gravement la fille. Les fantômes du passé auront tous été
exécutés : est-ce le message de l’écrivain ? Tant que les fantômes du
passé n’auront pas été tués rien n’est possible ? Ce serait là un gage
donné à la théorie de la nécessité inéluctable de la vengeance.
Le talent d’Anouar Benmalek est ailleurs. Il a une intuition profonde
et fascinante de l’ambiguïté et de l’ambivalence des sentiments et des
êtres. C’est dans les profondeurs épaisses et obscures d’un soudard
que sourd finalement un sentiment d’indignité et d’attirance pour
l’être qu’il a réduit à l’état d’amas de chair indécente, affaissée
dans l’horreur de la souffrance. C’est dans la fureur de la victime
impuissante que surgit la tendresse pour un autre homme, la
reconnaissance de l’estime pour l’humanité de l’autre malgré son
iniquité.
    Il y a, dans ce roman, des pages fascinantes de lucidité devant la
bestialité des hommes et pourtant leurs lueurs d’humanité au fond de
l’obscurité la plus atroce. Cependant,  il n’y a pas de prêche chez
Anouar Benmalek, ni de discours humaniste, qui dans de telles
circonstances serait grotesque et dérisoire. L’écrivain fouaille les
entrailles de ses personnages à la recherche du tressaillement de
l’émotion, de la tendresse, de la pitié, de la compassion.
Bien sûr, c’est un héros qui au final tuera la bête malfaisante, après
que la femme a montré le chemin du sursaut de courage.  Dommage que,
dans ce roman, l’auteur cantonne le féminin dans le rôle de la victime
transfigurée et ne lui accorde pas celui de l’héroïne d’action.
    Une des raisons en est peut-être que l’horreur de la sexualité, de la
femme et de l’homosexualité étend partout sa domination obsédante au
point  que la symbolique homosexuelle se présente comme la métaphore
universelle  du Mal, avant, par un  étrange et silencieux
renversement, de devenir celle de la fraternité bafouée, crucifiée,
alors même qu’elle est partout clamée sur tous les tons et sur tous
les toits.
    Peut-être assiste-t-on, dans un roman comme Le rapt,  à la recherche
ou au surgissement, sur les débris sanglants et fumants de la Loi
ancienne, d’un loi nouvelle aux contours plus ondoyants, plus virtuels
que réels,  fondée sur une Liberté désirée mais semeuse d’épouvante.
Une loi plus proche d’Ibn El-Arabi ou  du Pascal de Dieu sensible au
coeur que  de la dogmatique  rationalisée  et  paranoïaque des
appareils religieux et politiques.
    La crispation paranoïaque sur la puissance permettra-t-elle à cette
liberté et cette loi nouvelle de sortir de l’onde comme la Primavera
de Sandro Botticelli ?
 

                                                Max Véga-Ritter