LE RAPT

Commentaire sur le livre LE RAPT

    Quand il comprend que sa fille n'a pas fugué mais a été enlevée, Aziz pense d'abord aux islamistes radicaux qui ont égorgé un jeune homme sous ses yeux quelques jours auparavant. Il maudit son pays, ses haines fratricides, ses fanatiques, son pouvoir raidi par la peur et sa police incompétente. Cet employé d'un drôle de zoo algérien n'imagine pas que ce rapt puisse être une vengeance, dont l'origine remonte à un demi-siècle ! Il s'avoue volontiers lâche et cynique, mais il n'a jamais rien fait à quiconque qui mérite qu'on séquestre sa fille ! Le ravisseur se manifeste par téléphone. Bien entendu, Aziz est sommé de ne rien révéler à la police. De coup de fil en coup de fil, qui sont autant d'étapes d'une longue torture psychologique, Aziz va finir par comprendre que ce n'est pas lui qui est visé mais Mathieu, le second mari de sa belle-mère, le beau-père de sa femme, un Français demeuré en Algérie après l'indépendance.

    Pendant la guerre, Mathieu a fait partie des DOP, les redoutables Détachements Opérationnels de Protection, unités de tortionnaires professionnels dont l'armée française s'est longtemps acharnée à nier l'existence. Parmi ses victimes comptait Tahar, maquisard du FLN. Tahar s'était laissé arrêter sans résister. En réalité il voulait en finir, horrifié par la guerre et surtout par lui-même. Il venait de participer au massacre de Melouza, au cours duquel les membres du FLN tuèrent tous les hommes et les adolescents mâles d'une faction rivale. Mais les plus zélés ne s'étaient pas arrêtés là, et s'en étaient pris à la famille d'un garde-champêtre. Sous les yeux de Tahar, une fillette était morte. La fille de celui qui reviendra se venger cinquante plus tard...

    Frères de remords, Tahar et Mathieu devinrent amis. Une amitié macabre basée sur le partage des pires souvenirs et du mépris de soi. Aujourd'hui, Tahar n'est plus. Longtemps considéré comme un héros, il ne s'est pourtant jamais pardonné à lui-même ce qu'il avait fait ou laissé faire et s'est donné la mort. Mathieu a épousé sa femme et adopté sa fille. La femme d'Aziz, la mère de la petite Chehrazade, retenue captive par le fils du garde-champêtre de Melouza, décidé à détruire l'ancienne famille de Tahar comme la sienne a été détruite.

    " Je pense que l'Histoire ne devient notre patrimoine commun qu'à partir du moment où un roman s'en empare. " Ce credo d'Anouar Benmalek irrigue tout particulièrement son nouveau roman, à la fois histoire d'amour déchirante et sombre fresque de l'Algérie contemporaine et de sa violence - celle des terroristes, celle de l'Etat et celle de la société musulmane en général - mais souterrainement travaillée par les résurgences d'un passé plus sombre encore. L'amitié paradoxale entre Mathieu et Tahar en est le motif le plus singulier et le plus rayonnant. Outre qu'ils permettent à l'auteur d'évoquer, avec cette sorte d'impartialité que procure la distance romanesque, les atrocités commises aussi bien d'un côté que de l'autre pendant la guerre d'indépendance, l'assassin du FLN et le tortionnaire de l'armée française, unis par le crime et la douleur, offrent dans leur fraternité de misère l'image poignante d'une tentative de rédemption (au sens humaniste plutôt que religieux du terme).

    Pour citer l'auteur encore : " Cruauté, compassion, expiation par l'amitié et l'amour, voilà peut-être les thèmes centraux de ce livre. " Anouar Benmalek y jette aussi un regard implacable sur le sens moral de l'homme. Placés dans des situations inextricables, ses personnages ont beau avoir une idée claire du bien et du mal, ils sont contraints de choisir entre le mal et le moindre mal, entre leur survie et celle de leur conscience. Thriller haletant, roman politique et psychologique, Le rapt n'épargne personne.