Le dernier des Tasmaniens

 

Liberté - 7 juillet 2002 

 

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Un roman d’aventures palpitant, l’histoire d’une idylle nouée au bout du monde mais également une levée de voile sur un chapitre déchirant de la vaste entreprise d’ethnocide accomplie par l’Occident.

Rappelez-vous, Anouar Benmalek s’est fait remarquer, en 1986, pour avoir provoqué un acte de censure peu fréquent sous nos cieux, tout au moins sous cette forme : une démarche de l’ambassade d’URSS à Alger a permis d’obtenir des autorités algériennes le sursis à la vente en libraire de Ludmila ou le violon à la mort lente. Ce roman, paru à l’ENAL, après le magnifique recueil de nouvelles intitulé Rakesh, Vishnou et les autres, donnait à lire certaines vérités sur la vie en Union soviétique qui n’étaient pas sans rappeler un brûlot publié, quelques années auparavant, par un couple de Français, sous le titre Rue du prolétaire rouge.

Tout comme dans le roman de Benmalek, qui avait l’excuse d’être une œuvre de fiction, en dépit de références à des faits vécus, l’ouvrage des Mikoyan était une sorte de reportage effectué par des auteurs pourtant inconditionnels du marxisme-léninisme, qui administrait les preuves irréfutables que si le paradis communiste existait, il n’avait pas pour capitale Moscou, les citoyens de cette ville, de Kiev et d’ailleurs, n’ayant aucune raison de se dire heureux d’y vivre.

À l’époque, les autorités diplomatiques soviétiques n’avaient eu aucune peine à faire admettre que la publication d’un tel livre était un acte inamical de la part de l’Algérie, mais si notre mémoire est bonne, l’interruption de la vente a été de courte durée. Sauf que, par ailleurs, les succès littéraires à l’époque ne s’accommodaient pas des logos des éditions publiques nationales. Si bien que ce quatrième livre, mais premier roman de Anouar Benmalek, n’a pas bénéficié de la publicité qu’aurait pu lui assurer cet événement, tout comme il n’a pas valu à son auteur la mise en lumière qu’il méritait amplement.

Ce détour par les “scènes passées” n’avait d’autre objectif que de rappeler que Anouar Benmalek est venu très tôt à la littérature et que si, à l’instar d’un de nos meilleurs romanciers tragiquement ravi à l’Algérie en 1993, sa formation universitaire le destinait à des domaines d’activité autres que les lettres, l’oeuvre qu’il a inscrite à son actif tout au long de la décennie écoulée le désigne aujourd’hui comme l’une des valeurs les plus sûres de la littérature algérienne de langue française.

Avec L’Enfant du peuple ancien, publié voilà presque deux ans par un grand éditeur parisien (*) et couronné en 2001 par un prix littéraire décerné à l’occasion de la tenue à Paris du Maghreb des livres, Anouar Benmalek confirme les appréciations élogieuses émises à son égard par ceux qui ont décelé dans ses premières oeuvres ses dons de conteur, sa maturité de la réflexion et son aptitude à construire une intrigue dramatique, qui sont autant de qualités sans lesquelles il ne saurait exister de romancier digne de ce nom.

Au centre de cette histoire palpitante, où se combinent la richesse d’imagination, le sens de la dramaturgie et un sérieux travail de documentation, trois personnages au destin singulier : Lislei, Kader et Tridarir. La première nommée est une jeune Française victime d’un malheureux concours de circonstances qui la conduira à la déportation en Nouvelle-Calédonie au lendemain de la Commune de Paris et de la répression qui s’est abattue sur tous ceux qui étaient soupçonnés d’avoir pris part aux émeutes ; Kader, lui, enrôlé à la même époque dans le vaste mouvement insurrectionnel qui a secoué le sud algérien, sera du même voyage, à bord du même bateau-prison, mais sa rencontre avec Lislei n’interviendra qu’après son évasion dramatique du bagne ; Tridarir, quant à lui, incarne le sort tragique réservé par les colons blancs aux aborigènes de Tasmanie tout au long du siècle dernier. Il sera le dernier survivant de sa famille, voire des tribus originelles de cet immense pays, après avoir vu son père et sa mère tomber sous les coups de chasseurs de têtes blancs faisant commerce des derniers représentants de cette race sur le point de s’éteindre totalement, et qui ont ensuite éviscéré leurs cadavres avant de les saler et de les enfermer dans un tonneau…

Unis pour le meilleur et, surtout, pour le pire, ces trois êtres si différents, et dont rien ne permettait d’imaginer qu’ils se rencontreraient, seront bientôt liés par un attachement si puissant qu’ils ne se sépareront plus leur vie durant. Ils seront confrontés à des épreuves douloureuses à cause de la présence de Tridarir qui constitue un défi au racisme ambiant, mais Lislei et Kader s’aimeront passionnément, tous deux nourrissant une égale affection pour l’aborigène.

Construit en forme de flash-back, à partir des souvenirs de Kader, devenu Australien et vivant dans le Queensland, le roman se laisse littéralement dévorer, servi par une écriture agréable et d’un niveau stylistique exigeant. L’auteur a su illustrer les pouvoirs terrifiants de l’impitoyable machine à broyer les hommes que sont les réflexes racistes et les comportements xénophobes, nés et entretenus au sein des sociétés occidentales.

Jouant admirablement des procédés littéraires, grâce auxquels il conduit le lecteur à travers des passages tour à tour durs et pathétiques, Anouar Benmalek a su emprunter à l’histoire des épisodes propices à une multitude de drames individuels, à l’image de ceux qui forgèrent le destin de ses trois héros et faire que l’ensemble ne soit pas seulement un excellent roman d’aventures mais également la dénonciation d’une des vastes opérations d’ethnocide menée en toute impunité au nom de la civilisation occidentale.

                                                                                                                                                                                                M. A.