L’Année de la putain,
ANOUAR BENMALEK
« Petits romans et autres nouvelles »,
Fayard. Janvier 2006. 250 pages. 18 euros.
Brèves, JEAN-LOUP MARTIN, n° 79, 2006 retour au sommaire de la revue de presse
Neuf nouvelles rudes, implacables, qui ne laissent pratiquement aucune place (ou si peu) à l’espoir, au bonheur. Dans la première, l’auteur nous montre Adam et Ève désemparés, désespérés après l’assassinat d’Abel par Caïn, ne sachant trop comment réagir, prêts à se révolter contre un Dieu cruel qui permet de telles horreurs, ne l’osant pas car ils craignent sa colère, et puis se posant des questions pratiques, toutes bêtes mais nécessaires : que fait-on d’un cadavre ? faut-il l’enterrer ? le manger ? Les huit autres nouvelles se situent au contraire dans un monde réaliste, voire naturaliste, le plus souvent dans des pays en guerre, comme l’indiquent les lieux et dates au début de chacune : 1940, 1941, Aurès 1956, Algérie 1957, Liban 1982, etc.
Avec une lucidité implacable, une ironie cinglante, qui n’excluent pas la compassion pour les victimes, l’auteur nous présente des êtres humains, nos semblables, dans toute leur horreur : lâcheté, trahison, cruauté, sadisme, mais aussi leur grandeur : le courage, l’amour, l’amitié. Un cirque erre sur les routes d’Allemagne et de France pendant la seconde guerre mondiale ; l’une des employées de ce cirque, Véra, finit par le quitter, se retrouve sur un bateau en route vers l’Algérie où elle espère pouvoir se réfugier, mais un avion arrive, qui va peut-être bombarder le navire. Un Palestinien en train d’agoniser se remémore sa vie, ses combats, lors d’un monologue, Le Poumon étoilé, qui est peut-être la nouvelle la plus poignante de ce recueil. À première vue, le lecteur se demande quel lien l’on peut établir entre la première nouvelle et les huit autres. En fait, dans la plupart d’entre elles, les victimes de ces épouvantables tragédies interpellent violemment Dieu, coupable de toutes ces atrocités, allant jusqu’au blasphème. Véra la Juive, qui a trahi les siens en essayant de se faire passer pour Aryenne, s’interroge : Dieu lui pardonnera-t-il cette trahison ? Mais aussitôt elle se révolte : « Et Toi, mon Dieu, qui Te pardonnera pour tout ce que Tu as permis ? »
De ce point de vue, le personnage le plus hallucinant est cet homme que Rashed rencontre dans une mosquée ; Rashed, le simple berger, parti s’installer à Constantine, espérait pouvoir y vivre décemment, mais, devenu mendiant, il vit dans la misère et la crasse ; l’inconnu le bouscule vivement dans ses croyances : « Dieu est sans miséricorde (…). C’est en te faisant du mal qu’Il te prouve son existence. » Et le blasphémateur raconte à Rashed qu’il parcourt tout le pays, de mosquée en mosquée, « pour Le défier » ; au lieu de prier, il L’insulte ; Dieu ne répond pas : « Dédain, indifférence, ou peut-être prépare-t-Il un mauvais coup ? » Horrifié, Rashed s’enfuit, mais ces paroles ont été dites, il les a entendues, et elles parcourent tout ce livre, à la fois terrifiant et salutaire, à lire absolument.
JEAN-LOUP MARTIN.