Le questionnaire de Proust : Anouar Benmalek « se livre »

 

Ce texte est également paru dans la revue Algérie Littérature Action, n° 121 et 122, mai-juin 2008.

 

 

Docteur d’Etat en probabilités et statistiques, enseignant à l’université, l’écrivain algérien le plus talentueux déroute aussi bien ses lecteurs que ses critiques. Qualifié de « Faulkner méditerranéen » en France, honni par une certaine presse de son pays qui avait appelé au boycott de son dernier livre Ô Maria, Anouar Benmalek atteint l’universalité dès ses premières œuvres. Il avait fait parler de lui après les émeutes d’octobre 1988, en créant le Comité algérien contre la torture. (Rémi Yacine)

 

 

                                                                                                                                                                                                                     retour à la page d'accueil

 

 

Que représente pour vous le Paradis ?

 

« Comprendre », voilà ce que serait pour moi, libre penseur, le Paradis comme objectif ultime d’une vie : comprendre l’univers, comprendre le pourquoi de notre si dérisoire et si microscopique présence dans cet univers. Ou, plus exactement, comprendre sans trop de chagrin qu’il ne saurait y avoir de raison à cette présence autre que celle du hasard, hasard ni bienveillant ni malveillant en soi, s’accommoder de cette terrible constatation de la parfaite contingence de l’existence de l’être humain, en tirer le courage de passer le restant de sa vie à apprécier malgré tout la chance, — écrasante parfois — d’avoir été muni par l’évolution d’un cerveau capable à la fois d’admirer et d’interroger le fonctionnement et la structure de ce monde qui nous transcende si infiniment.

Comprendre, c’est, pour moi, dépasser l’humiliation de l’indifférence de la nature et du temps à notre égard ; c’est l’âpre fierté d’appartenir à la descendance de ce minuscule primate humain capable, après plusieurs millions d’années de tâtonnement dans la jungle et dans la savane africaine, de se dresser sur ses deux pattes arrière pour tenter de fouiller, « les yeux dans les yeux », l’insondable noirceur du cosmos qui l’environne.

 

Que représente l’Enfer ?

 

Au contraire du Paradis qui, lui, peine à se concrétiser de notre vivant, l’Enfer est d’abord éminemment terrestre. On peut douter du Paradis, pas de l’Enfer ! Particulièrement protéiforme, il s’adapte à tous les pays, à toutes les cultures, tirant profit de l’éternelle alliance de la cruauté, de la cupidité et de la bêtise des hommes. L’esclavage, la colonisation, les guerres de conquête, les situations de famine, en sont quelques-uns des exemples les plus « réussis ».

Dans nos pays, une de ces versions contemporaines de l’Enfer apparaît lorsque les « Autres » s’évertuent à vous imposer coûte que coûte leur propre variante du Paradis céleste, en ne reculant devant aucune extrémité, la force brute, la propagande imbécile, les manipulations politiques et juridiques les plus indignes ou même l’assassinat pour les plus barbares.

Je pense aux terribles massacres de la décennie dite noire, par exemple où des villages entiers d’Algérie ont pu être décimés. Je pense également, en ce qui concerne l’actualité récente, à ces scandaleuses histoires d’inculpation et de condamnation à des années de prison ferme de certains citoyens algériens au motif que ceux-ci se sont convertis à une religion autre que la religion dominante en Algérie. Il paraît que des « textes » prévoient maintenant dans notre pays une interdiction de facto de ces conversions, relevant pourtant de l’ordre le plus privé de l’existence.

Ces textes scélérats, votés par un parlement aux ordres, ne peuvent être que des textes contraires au texte fondamental censé régir la vie du pays : la Constitution prévoit explicitement le droit à la liberté de conscience. Et qu’y a-t-il de plus fort, en matière juridique, que la Constitution ?

Qui peut ignorer cette règle d’acier de la primauté de la Constitution sur toute élucubration juridique attentatoire à l’intime conviction religieuse : le président, le premier ministre, le gouvernement, le parlement, le sénat, le député de base, le chef de parti dit démocratique ? Et je ne cite même pas le Conseil constitutionnel, juge ultime, bien étrangement absent dans cette question !

Le plus triste, dans cette histoire, réside à mon sens dans le fait que les textes sur la conversion et sur l’exercice des cultes autres que le culte majoritaire aient été malgré tout votés sans opposition par toutes les sensibilités et les partis politiques siégeant à l’Assemblée nationale, de la gauche extrême (mais oui !)  à son symétrique islamiste de l’autre côté ! N’y a-t-il donc pas eu au moins un député s’élevant publiquement contre cet assassinat de la liberté individuelle ou soulevant, même timidement, l’argument de l’inconstitutionnalité de ces nouvelles « lois » ? Notre désespérant parlement ne restera-t-il, quoi qu’il arrive, que la chambre d’enregistrement par des opportunistes de tout poil des desiderata des courants les plus obscurantistes du pouvoir en place ?  Est-ce que les prébendes généreusement distribuées par les caisses de l’État anesthésient à ce point les supposées convictions démocratiques de tous les représentants du peuple ?

Et quel spectacle affligeant la grande Algérie offre à présent aux autres nations, quels dommages profonds infligés de manière durable à l’image internationale de ce pays qui a tant lutté pourtant pour sa liberté et celle des autres peuples ! Comment l’Algérie pourrait-elle à présent siéger sans rougir dans n’importe quelle assemblée défendant les droits de l’homme ?

 

Quel est pour vous le comble de la misère ?

 

Si je prends ce mot dans son sens premier, le comble de la misère est atteint lorsque des enfants sont obligés de mendier, de se prostituer ou, plus abominablement encore, meurent de faim. Le lieu géographique importe peu puisque nous sommes tous, que nous le voulions ou non, solidairement comptables du devenir des enfants de l’Humanité. N’ayons surtout pas, dans ce domaine, des indignations à géométrie variable, véhémentes (à juste titre) quand elles concernent les enfants de Palestine, mais criminellement silencieuses quand il s’agit des enfants noirs et animistes (deux « tares » aux yeux de certains) du Darfour !

Sur le plan personnel, presque indécent par la proximité qu’impose l’exercice au fond assez complaisant de l’autoportrait, le comble de la misère serait d’être placé dans des conditions telles que je ne puisse plus lire, lire et encore lire. Je me rends compte qu’il me serait infiniment plus pénible de me priver définitivement de lire que d’écrire : j’écris, au fond, parce que je lis. Le monde peut, bien entendu, se passer de ce que j’écris ; je ne peux, en revanche, me passer, sauf à vivre un déchirement, de ce que le monde a produit de livres !

 

Vos qualités préférées chez l’homme ?

 

L’intelligence, l’honnêteté, la compassion et le courage — plus intellectuel que physique, d’ailleurs, dans ce dernier cas. Le courage physique se retrouve à foison chez les fanatiques les plus divers : qu’y a-t-il, en effet, de plus « courageux » qu’un kamikaze ? ; et qu’y a-t-il, en même temps, de plus fondamentalement lâche et opposé aux trois premières qualités de mon choix ?

 

Vos qualités préférées chez la femme ?

 

Les mêmes que chez l’homme, auxquelles j’ajouterais, bien sûr, les qualités complémentaires que l’hétérosexuel de sexe masculin que je suis apprécie le plus chez le représentant du sexe opposé : une certaine harmonie du corps et la sensualité. La beauté ne correspond pas, pour moi, à « coller » stupidement aux canons bien versatiles de la mode. Non, la femme (ou, du moins, certaines femmes…) est bien ce que j’ai toujours pensé : un stade plus évolué que celui du banal mâle humain que je suis. En un sens, la femme, dans la conjonction amoureuse et intellectuelle, peut « réaliser » la quintessence de l’homme ! Le meilleur d’Adam naît d’Ève…

 

Votre vertu préférée ?

 

L’opiniâtreté. Mais comment la différencier de l’entêtement ? me direz-vous ! Au résultat, répondra le cynique qui est en moi.

 

Ce que vous appréciez le plus chez vos amis ?

 

La fidélité (on peut toujours rêver…)

 

Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence ?

 

D’abord les miennes ! Je n’ai cependant pas le moindre soupçon d’indulgence ni de compréhension, mais, au contraire, une immense réserve de colère envers les fautes commises contre les plus démunis et, en particulier, les enfants.

 

Le principal trait de votre caractère ?

 

Le refus de l’argument d’autorité, qu’il soit politique, religieux ou social.

 

Votre principal défaut ?

 

Une certaine intolérance devant la stupidité.

 

Votre principale qualité ?

 

Voir la réponse précédente.

 

Votre drogue ?

 

Le travail.

 

Votre rêve de bonheur ?

 

Prendre, après une nuit d’amour, le petit-déjeuner avec l’être qu’on aime.

 

Quel serait votre plus grand malheur ?

 

Je n’ose en parler, parce qu’alors je parlerais de mes enfants.

 

Où aimeriez-vous vivre ?

 

Dans le pays de mon enfance, quand tout n’était qu’avenir, quand rien n’était encore définitivement joué et que la bonté paraissait, pour moi, le destin naturel de l’humanité. Si je devais lui donner une coloration géographique, je crois qu’il prendrait, pour une part (mais une part seulement) les couleurs de la Constantine des années soixante. Je me rappelle d’une vitrine de la vieille ville où trônait un abat-jour dont la décoration était constituée par un train qui, grâce à la chaleur fournie par la lampe, donnait l’impression de tourner interminablement. L’enfant que j’étais alors pouvait passer de très longs instants à contempler, dans un état presque hypnotique, ce train qui roulait, roulait, roulait sans arrêt vers une destination inconnue, que je supposais confusément, à la fois effrayé et exalté, comme étant celle du mystérieux « Avenir », contrée magique et belle où tout était possible.

Je sais maintenant que tous les trains finissent par s’arrêter quelque part et que les destinations se révèlent en général beaucoup plus prosaïques que ne l’espérait le petit garçon de Constantine.

 

 

Qui auriez-vous aimé être ?

 

Puisque la question autorise l’immodestie la plus déraisonnable et malgré le fait que je ne possède évidemment (long soupir de l’auteur devant l’injustice de Dame Nature) ni le génie du premier ni celui du second, j’hésite entre Léonard de Vinci et Albert Einstein. Ou encore : entre Ibn Khaldoun et Omar Khayamm…

 

Le don de la nature que vous aimeriez avoir ?

 

Voler comme un oiseau.

 

Votre occupation préférée ?

 

Écrire, puis lire.

 

Votre préoccupation principale ?

 

Celle de ne pas écrire le livre essentiel, irremplaçable, qui justifierait les longues années passées à apprendre sans cesse le métier d’écrivain. C’était également le rêve inassouvissable de l’alchimiste ; c’est dire le caractère fou et présomptueux de mon souhait.

 

L’animal que vous préférez ?

 

Le chat, pour sa fidélité faite plus d’indépendance que de soumission.

 

Vos auteurs favoris quel que soit le genre ?

 

Il y en a tellement que je m’en voudrais de manquer de reconnaissance en n’en citant qu’une poignée.

 

Vos peintures favorites ?

 

Un certain tableau de Michel Ange.

 

Vos réalisateurs favoris ?

 

Plutôt des films favoris que des réalisateurs favoris. 

 

Vos héros / héroïnes dans la vie réelle, la fiction et l’Histoire ?

 

Ben Mhidi, Nelson Mandela, Pasteur et, de manière plus lointaine dans le temps, le premier homme préhistorique qui, vainquant sa peur du feu, l’a maîtrisé et enclenché ainsi la civilisation humaine.

 

Ce que vous détestez par-dessus tout ?

 

La suffisance des dogmatiques, l’arrogance et la cruauté des puissants, la soumission acceptée avec joie par les faibles.

 

État présent de votre esprit ?

 

Il ressemble à un bulletin météo : plutôt couvert par de lourds nuages de pessimisme, avec des éclaircies d’optimisme.

 

Avez-vous un regret ?

 

C’est celui, bête et tragique, de tous les êtres humains : n’avoir qu’une vie, alors qu’une seconde vie serait si nécessaire pour essayer d’autres possibilités et éviter les erreurs commises dans la première.

 

Comment aimeriez-vous mourir ?

 

Aimé par mes proches.

 

Votre devise ?

 

Vivre libre, autant que faire se peut.

 

 

 

                                                        Entretien réalisé par Rémi Yacine pour le quotidien algérien El Watan, 12 août 2008

                                                                                                                                                                                    retour à la page d'accueil