Entretien  de Djazair News avec Anouar Benmalek

6 mai 2008

                                                                            voir ici le texte en arabe de l'interview

                 

 

 

Vous êtes revenu, en Algérie, l'année précédente, pour la réédition de votre recueil de poèmes " Ma planète me monte à la tête", chez APIC. Qu'est-ce qu'il reste, aujourd'hui, du poète Anouar Benmalek qui s'est, brillement, affirmé, au début des années 80 avant qu'il n'accoste au bord du monde romanesque ?

 

 

 La poésie est une discipline extrêmement exigeante. Je la pratique avec le respect et la frayeur que doit ressentir l’alpiniste qui se prépare à escalader une montagne difficile. Pour moi, la poésie est l’extrême pointe de l’acte d’écrire. On ne doit pas s’y aventurer trop souvent, car l’échec, la chute dans le banal, la médiocrité, sinon le ridicule, sont la sanction immédiate  de la vanité « poétique » qui peut saisir un écrivain insuffisamment respectueux de son art. C’est pour cela que j’écris si peu de poésie, et si lentement. En plaisantant, je pourrais dire que ma vitesse actuelle en poésie est d’un recueil tous les vingt ans ! Vous voyez, je ne risque pas trop d’ennuyer mes lecteurs si mes poèmes ne se révèlent à la hauteur de mes prétentions. Quelqu’un a dit fort justement qu’en art, avancer trop facilement est mauvais signe…

Au fond, je crois qu’il est plus aisé d’écrire un bon roman qu’un bon poème. Le roman supporte (parfois…) des passages moins bons que ceux qui le précédent ou le suivent ; le poème, de par sa brièveté, jamais ! Je ne parle pas, évidemment, de ce que certains considèrent à tort comme de la poésie : des phrases habiles, rimées, respectant la prosodie, etc. Dans mon pays, il est arrivé à certains vulgaires écrivaillons d’être considérés comme des « poètes » parce qu’il avaient produit des simulacres de vers rimés à la gloire des dirigeants en place ! L’État, ne reculant pas devant le ridicule, leur avait même remis des médailles, au nom du peuple algérien, pour leurs actes de flagornerie…

Un bon poème n’a rien à voir avec la technique. Il peut, certes, être très sophistiqué, ou, au contraire, se révéler d’une désarmante simplicité. L’important, c’est qu’il vous fasse « découvrir », par la grâce d’un agencement inattendu de mots ordinaires, un nouvel aspect de la magie du monde étrange dans lequel, bon gré mal gré, nous, les êtres humains de l’espèce homo sapiens, sommes condamnés à vivre. L’important, c’est que vous ayez l’impression d’avoir reçu de je ne sais qui, de je ne sais quoi, la « révélation » d’une partie, même infime, du secret de la vie.

 

De 1986 jusqu'à 2003, vous avez signé cinq romans avant de prendre de recul, tout en publiant un recueil de poésie, puis vous vous êtes élancé, de nouveau, dans l'écriture romanesque. Est-ce que cela exprime l’intimité qui vous lie à la poésie, mais aussi que la poésie est devenue un genre littéraire secondaire par rapport au roman ?

 

Je me conçois comme un artisan des mots qui s’essaie dans les différentes facettes de la littérature jusqu’à trouver le domaine dans lequel il essaiera d’utiliser au mieux les modestes possibilités qui sont les siennes. Après un certain nombre d’expériences littéraires et de livres publiés, je crois que le roman, c’est-à-dire l’écriture au long cours pendant deux à trois ans sur un même sujet, est le domaine qui correspond le plus à ma nature profonde.

Le roman est, pour moi, un moyen de découvrir le monde : je n’écris, au fond, que sur ce que je ne connais pas, au moins au début du processus d’écriture. Les trois ans que je passe, en général, à écrire un roman me permettent, non seulement de combler une partie de mon ignorance sur le thème que j’ai choisi, mais de me reposer d’autres questions, des nouvelles ou des anciennes présentées sous de nouvelles formes, en particulier sur ma place, en tant qu’être vivant, dans cet univers mystérieux, magnifiquement monstrueux, où coexistent l’éternité et l’éphémère, la mort et l’amour, la haine et la bonté.

Il va de soi que je n’ambitionne nullement — ce qui serait stupide de ma part — de trouver des réponses définitives aux questions fondamentales qui assaillent le cœur et le cerveau de tout homme ou femme, mais l’existence même de ce questionnement, toujours insatisfait par définition, est vitale pour mon propre équilibre.  Ce qui fait, d’ailleurs, qu’un roman terminé en appelle un nouveau, qui lui-même en exigera un troisième, dans un cycle sans fin que n’arrêtera, je l’espère, que le terme de mon existence.

La poésie reste pour moi, dans cette optique, une compagne indispensable. J’en lis beaucoup, j’en achète beaucoup également. J’écris de la poésie que je retravaille sans cesse durant une première période, avant de la ranger (dans un ordinateur ou dans un cahier...) afin de prendre du recul et de découvrir les imperfections de ce premier jet et tenter d’y porter remède. Comme le palmier ou le chêne, un bon poème met beaucoup de temps à mûrir et à atteindre l’âge adulte !

Souvent, avant de commencer une longue matinée d’écriture, je prends au hasard un recueil d’un de mes poètes préférés, je le feuillette pour en savourer quelques vers par ci par-là, un peu comme un athlète qui s’échaufferait les muscles avant de se mettre à vraiment courir.

 

Vous avez commencé à publier, en Algérie, dans la seconde moitié des années 80 (avec, essentiellement,  Rakesh, Vishnou et les autres  et  Ludmila).  Comment ces premiers ouvrages ont-ils étés perçus par la critique littéraire qui existait alors au pays ?

 

J’éprouve naturellement beaucoup de tendresse envers mes premiers livres, publiés dans un contexte difficile, dans une maison d’édition gouvernementale (la Sned, puis l’Enal) qui ignorait les règles les plus élémentaires du travail d’édition. Il m’est, par exemple, arrivé de découvrir en vitrine un de mes livres, deux à trois ans après son envoi à cette maison d’édition, sans que, dans l’intervalle, on ne m’ait fait signer ni contrat ni, évidemment, soumis les épreuves avant leur impression.

Le travail avec cette maison d’édition pouvait même atteindre des sommets dans le cocasse et le grotesque : j’avais soumis à l’Enal un ouvrage (Ludmila) qui racontait les tribulations d’un étudiant algérien dans ce qui était alors l’Union Soviétique. L’ouvrage, très critique sur l’absurdité du système qui régissait alors l’URSS, avait été accepté par l’Enal et publié par ses soins.  Peu de temps après, sur ordre des autorités algériennes, après plainte à qui de droit des Soviétiques (alors en pleine perestroïka, pourtant !) l’ouvrage était retiré de toutes les librairies d’Algérie. Le plus « amusant » dans cette histoire est la réaction de l’Enal : elle envoya aux journaux algériens un communiqué grandiloquent où elle se plaignit d’avoir publié un livre qui « portait atteinte aux intérêts diplomatiques suprêmes de l’Algérie » (je cite les propres mots de l’Enal !). Le directeur de l’époque avait tellement eu peur de se faire taper les doigts par ses supérieurs qu’il avait préféré prendre les devants. On croit rêver…

D’un autre côté, les rares journalistes qui tentaient tant bien que mal d’assurer dans la presse algérienne une critique littéraire de qualité ont toujours montré beaucoup de bienveillance envers mes livres, peut-être parce que ces derniers avaient quelques qualités, ou, plus vraisemblablement, parce qu’à l’époque, ces livres étaient les premiers que j’écrivais. Je serais, bien entendu, le dernier à me plaindre de l’indulgence de ces critiques envers un écrivain qui débutait à l’époque. 

 

Vous avez quitté le pays dans un moment où l'Algérie avait grand besoin de son intelligentsia. Est-ce possible de nous relater les conditions qui vous ont véritablement incité à vous installer en France ?

 

Je n’essaierai pas et je n’ai pas à justifier mon départ d’Algérie. Même si les conditions sécuritaires y ont été pour beaucoup, elles n’ont pas été les seules, ni même déterminantes. En partant de mon pays, j’ai simplement, à un moment donné de ma vie, usé de ma liberté de citoyen et de mon libre arbitre.

En un mot, j’ai décidé de partir parce que les conditions d’exercice en Algérie de ce que je considérais être comme mon vrai métier, celui d’écrivain, n’étaient pas réunies. La vie étant misérablement courte, j’ai jugé que je n’avais plus le temps d’attendre que ces conditions s’améliorent. Je suis parti, le cœur lourd de quitter mon pays, mes proches et mes amis, mais j’ai tenu mon pari : écrire par la suite une dizaine de livres environ, dont certains ont été traduits en plus d’une douzaine de langues.

 

C’est en France que vous avez commencé à vous exprimer. Vous vous êtes vite confirmé : déjà votre roman " Les amants désunis" a été, à la fois, sélectionné pour le Femina et le Médicis (1998). Quelle différence voyez-vous entre les conditions d'écrire en Algérie et en France ?

 

J’étais, en Algérie, un écrivain dilettante, jouant dans la catégorie « amateurs », pour employer les mots du sport. C’est à l’étranger que je suis devenu véritablement écrivain professionnel ! J’y ai rencontré un milieu éditorial dur, exigeant, avec des éditeurs très rigoureux, qui scrutent votre texte jusqu’à la moindre virgule, vous poussant à sortir le meilleur de vous-même. Le nombre très élevé d’écrivains, de revues et de salons littéraires, de rubriques consacrées aux livres dans quasiment tous les journaux, tout cela crée une atmosphère très concurrentielle.

Publish or perish, disent les Anglo-Saxons : publier ou mourir, voilà, en exagérant un peu, ce qui a été à la base de ma motivation durant toutes ces années de mûrissement de mon activité littéraire. En somme : du travail, encore du travail, et toujours plus de travail…

 

Comment étiez-vous reçu par les milieux littéraires français qui vous savaient écrivain venant d'un pays déchiré par une sorte de guerre civile ?

 

Je n’ai jamais joué la carte de l’écrivain pourchassé. J’ai proposé mes premiers ouvrages par la poste, comme tout le monde ! Il est indéniable, cependant, que certains milieux littéraires français ont dû considérer avec beaucoup de condescendance ces Algériens qui prétendaient faire oeuvre littéraire et, qui plus est, dans leur langue ! Je me rappelle d’un article me concernant et qui, d’un ton assez méprisant, débutait ainsi : « Encore un écrivain algérien… » Le grand écrivain algérien Mohamed Dib, dans une autre revue française, avait pris vigoureusement ma défense en dénonçant le ton paternaliste et « néocolonialiste » de l’auteur de l’article, devenu plus tard membre de l’académie française…

 

Pour revenir à votre dernier roman, Ô Maria, qui a suscité un immense débat en France, mais aussi a été la cible d'une large dénonciation en Algérie, est-ce possible de nous mettre dans l'ambiance de l'élaboration de ce roman (de la genèse de l'idée jusqu'au point final du manuscrit)?

 

J’ai toujours été hanté par le thème de l’Andalousie.  Je ne suis pas en cela différent de nombre de citoyens actuels du monde arabe : nous avons tellement honte de l’état présent de nos sociétés arabo-musulmanes que nous avons besoin de nous raccrocher à une période qui montre de nous et de notre civilisation un visage plus flatteur.

Mais, pendant longtemps, je n’ai pas osé m’approcher de ce thème en tant qu’écrivain : le sujet était trop formidable pour être abordé sans une préparation rigoureuse et, surtout, sans découvrir un angle d’attaque du sujet qui n’ait pas déjà été traité par d’autres.

Comme lecteur, l’Andalousie m’a intéressé parce qu’elle avait été un exemple de réussite de cohabitation de plusieurs cultures et de plusieurs religions. Le contraste avec la situation actuelle insupportable du monde arabo-musulman est évidemment une explication supplémentaire à cette véritable fascination que j’éprouve pour la civilisation de l’Espagne andalouse.

Mais l’écrivain que je suis ne voulait surtout pas réécrire un énième livre sur la splendeur de cette époque en glosant sur l’air tant de fois ressassé : Ah, que nous étions grands, que nous étions géniaux, nous les Arabes, à cette époque… ! Des livres de ce genre, il y en a eu beaucoup : des mauvais, des bons, et quelques-uns d’extraordinaires.  

J’ai compris assez vite que mon effort de romancier devrait plutôt se concentrer sur le pourquoi de la chute, justement, de cette magnifique Andalousie, et de ce qu’il advenait ensuite des Morisques, ces Andalous musulmans convertis de force au christianisme, descendants malheureux de ceux qui avaient régné pendant tant de siècles sur la péninsule ibérique, en y produisant au passage d’innombrables chefs d’œuvre d’art, de littérature et de science.

Je me suis donc plongé avec passion dans cet après-Andalousie qui débute en 1492, l’année de la chute de Grenade, de l’expulsion des Juifs d’Espagne et, incidemment, de la découverte de l’Amérique. J’y ai découvert une histoire terrible, des crimes à foison, des rebellions suicidaires des descendants des musulmans suivies de représailles épouvantables, et, en 1609, la première déportation systématique d’un peuple tout entier organisée par un État, en l’occurrence la déportation de tous les Morisques par la couronne espagnole.

L’étude minutieuse de cette époque m’a permis aussi de mieux appréhender le choc des fanatismes de tous bords et les conséquences désastreuses de la soif de pureté, raciale et religieuse, qui s’était emparée de tous les peuples de cette région, de part et d’autre de notre mer commune, la Mer blanche moyenne, comme on le dit si joliment en arabe.

J’ai compris que je tenais là mon sujet de roman : décrire les circonstances de l’échec du modèle andalou de tolérance, en espérant tenir, par là, un lointain moyen d’expliquer le désastre actuel du monde dont je suis issu.

Un personnage féminin m’a semblé mieux à même de décrire toutes les facettes des périlleuses contradictions que rencontrait un Morisque à cette époque où les mensonges mis à jour se payaient par le bûcher et la torture. Cette femme, Maria, devait être à la fois chrétienne et musulmane, amante et mère, désespérée et attachée passionnément à sa propre liberté, même au prix de sa vie, capable de sacrifier celle-ci pour sauver son enfant, etc. Elle devait être tout cela et, cependant, rester une femme ordinaire, avec les faiblesses d’un être humain, sa folie aussi.

 

L'Andalousie demeure encore un thème abordable dans la littérature arabe.  Mais souvent avec une réflexion négative : la plupart des auteurs ne cessent de regretter le fait d'avoir perdu la dernière « Citadelle » (le paradis terrestre pour certains) de l'Islam. Admettez-vous le constat qui tend à affirmer que les individus musulmans contemporains ne sont pas encore favorables à la vérité du changement historique où rien n'est absolu, où tout est en mouvement ?

 

Le problème essentiel, me semble-t-il, est que le citoyen arabe préfère s’enivrer des illusions du passé perdu plutôt que de se résoudre à affronter, le cœur et l’esprit ouverts et affûtés, les terribles difficultés du monde présent. Au lieu de bâtir une société qui place la tolérance, la démocratie et la liberté d’expression au centre de ses valeurs fondamentales, l’individu arabe, pourtant écrasé, exploité, privé, par ceux qui le gouvernent, des attributs de la dignité citoyenne, préfère se ranger du côté de ceux qui lui promettent le paradis et le retour à un passé mythique grandiose en échange de sa servitude présente.

Le passé est, certes, plus réconfortant que le présent  sinistre des sociétés arabes. Mais le passé, même magnifique, est le domaine des morts, de la mort. Seul le présent pris à bras le corps pour le changer dans un sens libérateur peut construire l’avenir, c’est-à-dire la vie. Certes, le passé est rassurant, parce qu’il est immobile, connu, sans surprises ; le futur est plein de danger, de défis, dont beaucoup, évidemment, seront perdus.

Mais la vie est ainsi faite que si l’on ne prend pas de risques, on meurt, tout simplement !

 

Ne pensez-vous pas que Maria reflète aujourd'hui, à un certain niveau, l'image correcte du monde musulman qui ne cesse de s’interroger sur son identité exacte ?

 

Maria naît en enfant pleine de beauté et d’espoirs dans un monde de haine et de défaite ; comme adulte, elle sera acculée au désespoir et à la mort. Elle appartient à un monde condamné et, de toute son âme, ne veut pas s’y résoudre. Sa révolte n’est pas et ne peut être rationnelle car le monde qui l’entoure est devenu dément : on l’oblige d’abord, en même temps que l’ensemble de ses coreligionnaires, à changer de religion, de langue et même de vêtements traditionnels sous peine de devenir la proie de l’Inquisition et de l’épouvantable bûcher ; on la voue quand même, malgré tous ces sacrifices, à la déportation hors d’un pays qui était le sien depuis des générations ; on finit par la brûler car elle est considérée comme irrémédiablement impure de par son origine musulmane.

Maria est, en somme, chacun de nous devenu fou parce qu’on lui refuse le moindre droit à être ce qu’il est, ou ce qu’il voudrait être !

 

Comment répondre à ceux qui vous accusent d'avoir opté pour un tel sujet dans ce roman pour servir à certaines tendances exigées par votre éditeur ?

 

Comment répondre, sinon par le mépris,  à ces insinuations dictées par la bêtise, l’ignorance et la culture du ressentiment jaloux si répandu chez nous ?

En Algérie, le pouvoir n’a jamais pu me dicter la teneur de mes écrits. Regardez tous les articles, par exemple, que j’ai publiés dans la presse algérienne sur la torture dans notre pays, dont une partie a été reprise dans mon ouvrage Chroniques de l’Algérie amère. J’étais alors membre du Comité algérien contre la torture et les menaces des différents services de sécurité, tant militaires que policiers, n’étaient pas alors une plaisanterie, je vous l’assure ! Comment peut-on imaginer que j’aurais abandonné cette si chère liberté d’écrivain acquise dans des conditions si difficiles dans le but unique de complaire à un éditeur étranger ?! Jamais éditeur, de quelque bord qu’il fût, ne m’a dicté mes choix d’écrivain. Mes éditeurs ne découvraient, et ne découvrent jusqu’à présent, mes livres que lorsque je leur en remets les manuscrits dans leur forme définitive.

La plupart de ces éditeurs ont, d’ailleurs, une haute idée de la littérature et de leur fonction au service de la littérature et des écrivains : ils ne sont pas là pour vous faire écrire un livre reflétant leur point de vue, mais pour vous amener à écrire du mieux possible le livre (grand, peut-être) que vous pensez porter en vous.

En règle générale, je ne signe jamais de contrat avant d’avoir terminé un livre. J’ai la certitude, en agissant ainsi, de ne pas me lier les mains et de conserver ma liberté d’écrire jusqu’au dernier moment.

Dans Ô Maria, même si je montre tout au long du roman une profonde compassion pour ces oubliés de l’Histoire que sont les Morisques, tous les protagonistes de mon récit sont soumis à un traitement impitoyable de leurs motivations les plus secrètes, de leurs erreurs et de leurs errements les plus coupables ; aucun ne peut prétendre être logé à meilleure enseigne que l’autre et, surtout pas, les tenants de la répression inquisitoriale du pouvoir royal espagnol et du racisme anti-musulman que celui-ci développa avec une rare férocité. Dans mon livre, j’essaie de faire œuvre de romancier, ce qui consiste pour moi à décrire la réalité du comportement humain, réalité dure et souvent cruelle, imprévisible et parfois insensée, avec toutes ses nuances et toutes ses contradictions alors que certains voudraient que je me transforme en propagandiste de je ne sais quelle cause politico-religieuse.

La littérature, la vraie, n’a rien à voir avec les slogans et les visions réductrices du genre : « Eux sont les méchants et ont toujours tort et nous, nous sommes les gentils et nous avons toujours raison ! »

Pour en terminer avec le sujet déplaisant des accusations gratuites de ceux qui voudraient priver les écrivains arabes de leur droit à penser librement afin de les enrégimenter de gré ou de force dans leurs bataillons de fanatiques ne jurant que par l’insulte et la menace, je dois ajouter que j’ai la chance d’avoir un autre métier, celui d’enseignant titulaire à l’université : ma liberté d’expression est ainsi amplement confortée par ma liberté économique…

 

Quelle relecture historique proposez-vous pour expliquer les véritables raisons qui ont mené à la déportation des musulmans d'Andalousie?

 

La terrible soif de pureté raciale et religieuse, que j’ai déjà évoquée, en est la raison principale. Le pouvoir royal chrétien a voulu réécrire l’histoire de l’Espagne en gommant toutes les traces de l’influence d’autres religions. Comme tous les pouvoirs dictatoriaux, les rois très catholiques de cette époque ont rêvé d’une nation imaginaire basée sur l’unicité de tous les aspects de la vie sociale et spirituelle : religion, pensée politique, musique, loisirs et même traditions vestimentaires et culinaires. Ce rêve était inepte dans un pays aussi métissé que l’était l’Espagne.

Pour le réaliser malgré tout, le pouvoir royal n’a pas hésité à se débarrasser de ceux-là mêmes dont la seule présence était un démenti permanent à l’extravagance de telles prétentions. La volonté de réécrire l’histoire de l’Espagne a abouti à la première déportation d’État de l’histoire, réalisée dans des conditions abominables et qui coûtera la vie à un nombre incalculable de Morisques.   L’Espagne paiera cher la disparition de cette partie importante de sa population car beaucoup de villages de l’intérieur resteront longtemps dépeuplés, transformant certaines régions en quasi désert, et des traditions culturelles et artisanales seront perdues à jamais.

D’un autre côté, ce raidissement de l’Espagne autour d’une prétendue identité chrétienne pure de tout apport allogène, musulman ou juif, identité qui aurait été celle de l’Espagne de toute éternité, se paiera au prix fort, moins d’un siècle après la déportation des Morisques, par un affaiblissement drastique de l’influence espagnole. L’Espagne, au temps de l’Andalousie musulmane, a été une contrée de discussions et confrontations des croyances et des idées, dans des conditions parfois violemment conflictuelles il est vrai, mais, au total, enrichissantes. L’Espagne de l’absolutisme et de l’unicité catholique, en s’amputant de ses composantes musulmane et juive, s’enfermera dramatiquement dans l’intolérance et, après avoir atteint un pic de civilisation extraordinaire, disparaîtra peu à peu de la scène européenne, et n’y reparaîtra, pour schématiser de manière assez grossière, qu’au vingtième siècle avec les bouleversements de la guerre civile espagnole.

Pour résumer : tout peuple qui « attrape » la maladie calamiteuse de l’envie de pureté, qu’elle soit raciale, politique ou religieuse, le paie tôt ou tard par l’affaiblissement de ses forces vives, un peu comme la pratique exclusive de l’endogamie finit par affaiblir dangereusement le capital génétique des groupes qui le pratiquent.  Les exemples, à travers les époques et les continents, abondent malheureusement, dans l’histoire de l’humanité. L’Algérie, périodiquement, est saisie par ce prurit de la pureté : je crois, à mon humble avis, qu’elle y perdrait son âme et sa grandeur si elle y succombait durablement.

 

Six siècles après la chute de l'Andalousie, croyez-vous que les traces de la civilisation musulmane en Espagne soient ineffaçables ?

 

L’Andalousie musulmane est à jamais présente en Espagne : dans sa langue, dans ses chansons, dans sa cuisine, dans son architecture et dans les magnifiques monuments qui parsèment ce pays. Dans un sens, je n’ai compris la grandeur de la civilisation musulmane qu’en déambulant dans ces villes de légende que sont Cordoue, Séville et Grenade. J’ai vu en Espagne des statues à la gloire d’Abd Allah Ibn Sina et d’Aboul Walid Ibn Roushd ; je n’en ai pas vu l’équivalent chez nous ! Assez paradoxalement, l’héritage arabo-musulman est assurément mieux protégé en Espagne que dans nos pays. Voyez seulement l’état désastreux de certains monuments historiques en Algérie…

 

Pour conclure, donnez-nous votre point de vue sur l'actualité de la littérature algérienne en général, et la liberté d'expression des écrivains ?

 

L’écrivain, arabe ou autre, n’est pas là pour plaire à un camp au détriment d’un autre camp. Il n’écrit pas ses livres pour être d’accord avec le lecteur. C’est un individu (le mot individu est, ici, essentiel) qui se fixe comme devoir d’exposer ce qu’il juge être sa propre vérité, vérité infiniment modeste, cela va de soi, mais malgré tout irremplaçable pour lui. C’est une vérité relative, non absolue, dont il sera le premier à admettre la fragilité. Les autres points de vue, pour cet écrivain, seront tout aussi « véridiques », tout aussi honorables, à condition qu’ils partent du principe de la coexistence pacifique des opinions. Le monde est suffisamment compliqué pour laisser place à (ou, mieux, exiger) de multiples interprétations complémentaires et/ou contradictoires.

Écoutez cet écrivain qui veut vous parler, lisez-le avant de l’insulter et de le porter aux gémonies, comme c’est trop malheureusement le cas dans notre monde arabe. La liberté d’expression n’est pas une tare ou un crime punissable par la prison ou la mort, comme semblent le penser les dictateurs du monde arabo-musulman, ainsi que leurs concurrents qui ne rêvent, eux, que de les remplacer au plus vite comme nouveaux maîtres brutaux des âmes et des esprits.

La possibilité d’exposer ses opinions sans crainte de conséquences pour son intégrité physique, est, au contraire, l’une des plus grandes conquêtes de la civilisation humaine. Faisons de cette liberté d’expression l’une des valeurs essentielles de nos nations.  Ne transformons pas nos pays en fossoyeurs du droit élémentaire de penser librement.

Dans le passé, des villes comme Bagdad, Damas ou le Caire ont participé brillamment au progrès des idées. Aujourd’hui, elles ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, symboles, pour certaines, de la mort et de l’oppression au nom de l’intolérance et du fanatisme les plus obtus. Seule la liberté d’expression et son outil essentiel, la démocratie, peuvent nous aider à corriger cette insupportable situation. 

                           

entretien réalisé par Saïd Khatibi, 6 mai 2008

 

(note: l'interview originale est en français; son interprétation en arabe, elle, est du ressort exclusif de Djazair News)

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