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Extraits
Mon cœur s’est serré. Sans Meriem
et ma fille, je n’étais plus rien, à part un imbécile de plus
dans cette ville cruelle qui en regorgeait. Quand j’étais
enfant, j’avais rêvé d’un avenir de preux chevalier. Je n’avais
réussi à devenir qu’un individu sans qualités particulières,
velléitaire et plutôt lâche dans l’ensemble, dont le succès,
probablement immérité au regard de sa valeur, avait été la
rencontre avec Meriem. J’ignore pourquoi j’ai pensé à la famille
de ma femme, à ce drôle de couple que formait ma mère, Latifa,
et son beau-père, Mathieu, ce Français maigre comme une épine de
figue de Barbarie, résidant depuis si longtemps en Algérie qu’il
maniait l’Arabe comme un autochtone, et qui, néanmoins ne
mentionnait jamais la période d’avant l’indépendance. Il était
resté dans le pays au plus fort de la vague d’assassinats visant
des étrangers, ne prenant que deux précautions dérisoires et qui
ne trompaient probablement personne : la première, se couvrir
d’un chapeau paysan lorsqu’il sortait de manière à avoir l’air
le moins européen possible ; la seconde, exiger qu’on l’appelle
par le prénom arabe qu’il s’était choisi : Ali. Une fois,
j’avais cru apercevoir la forme d’un pistolet sous sa veste. Je
m’en étais ouvert à Meriem, qui avait bougonné que ce n’était là
qu’une vieille arme de poing au mécanisme rouillé dont je ne
devais parler à quiconque. (page 35)
Je suis remonté dans ma voiture,
j’ai posé mon inutile sacoche à côté de moi. Je l’ai considérée
avec stupéfaction. Et moi qui n’avais pas invoqué le Ciel depuis
mon enfance, je me suis mis à prier, lâchement, crapuleusement :
« Mon Dieu, pardonnez-moi, libérez ma fille, mais n’exigez pas
de moi de tuer un innocent. Je n’ai pas la folle docilité
d’Abraham, je ne suis qu’un humain de la dernière catégorie,
pitié, pitié ! » La prière n’a pas atténué ma terreur. Pis :
j’ai eu la sensation d’être aussi cocasse qu’une volaille
promise au repas du soir qui supplierait le fermier de
l’épargner. J’ai pris mon téléphone. Je me suis rendu compte que
le couvercle arrière s’était légèrement décalé et que la
batterie était sortie de son logement. Le téléphone était donc
coupé, probablement depuis que je l’avais remis dans ma poche.
Affolé, j’ai réintroduit la batterie en maudissant ma légèreté :
j’aurais dû soit changer de téléphone, soit poser un bout de
ruban adhésif sur le couvercle pour l’empêcher de glisser.
L’écran annonçait des messages en attente. J’ai interrogé la
boite vocale. Le premier était de Meriem : la voix étranglée,
elle me demandait si le... (elle n’osait pas le nommer) avait
téléphoné et si j’avais des nouvelles de Cherha. Le deuxième
provenait également de ma femme : « Mais pourquoi ne
réponds-tu pas, Aziz ? Téléphone-moi... je meurs de peur...
Téléphone, s’il te plaît... » La voix était à la fois
exaspérée et au bord des larmes. Mon âme a fondu de honte. J’ai
failli interrompre le défilement des messages. (page 140)
J’ai contemplé Aziz avec un
mélange de dégoût et d’affection. Oui, de l’affection parce que
d’une manière ou d’une autre, ce bougre me ressemblait
dorénavant. J’ignore si il a hésité au moment ultime, mais je
sais maintenant qu’il a obéi aux ordres du cinglé. Je le vois
aux traits de son visage, à sa posture épuisée, à la manière
sournoise qu’il a de me rendre mon regard. Décryptage trop
commode, d’ailleurs : il sera une proie facile pour les
policiers. Peut-être résistera-t-il aux coups, mais il parlera à
coup sûr, d’abord pour se justifier vis-à-vis de lui-même. Il
suffira, après quelques roustes, qu’un flic habile lui susurre :
« Je me suis renseigné, toi, tu es un honnête homme, alors
explique-moi ton geste, à moi, ton frère, et je me charge de
l’expliquer aux autres ! » Les Algériens aiment le mot
frère, particulièrement dans la bouche de ceux qui les
bastonnent et, alors Aziz craquera et avouera tout ce qu’on
voudra. Il ne sait pas encore que son geste ne suffira pas à
calmer l’appétit de l’ogre qui mange les doigts des enfants.
(page 207)
Je me suis résigné à ce voyage,
en espérant qu’il nous fournirait peut-être, à ma fille et à
moi, l’occasion de partager nos lourds secrets. J’ai pris une
seule précaution, celle de téléphoner auparavant à la mairie en
me faisant passer pour un journaliste préparant un reportage sur
la région. On m’avait passé prestement l’adjoint au maire, le
journal dont j’étais prétendument l’envoyé spécial étant l’un
des plus influents du pays. Volubile, l’homme m’avait fait part
de son bonheur de voir la presse de la capitale se préoccuper
enfin du sort des communes pauvres comme la sienne. Pour le
mettre en confiance, je l’avais laissé discourir sur
l’ostracisme dont souffrait, selon lui, Beni Ilemane, le peu
d’intérêt de la préfecture pour les besoin vitaux de sa commune,
de l’eau potable qui n’arrivait dans les robinets que tous les
quarante-cinq jours, du chômage, des projets morts-nés dans le
logement social, etc. Au détour d’une phrase, j’avais glissé que
mon projet d’article était plus large car je désirais aborder
l’influence de l’histoire sur les difficultés actuelles de sa
commune.
- L’influence de quoi ? Avait-il
demandé, subitement sur le qui-vive.
- Les... les événements... enfin,
Melouza... Est-ce que les gens en souffrent encore ? Ont-ils
pardonné ?
- Ah, c’est ça, le sujet
essentiel de votre papier ? J’aurais dû m’en douter, c’est dans
moins d’une semaine, la date anniversaire.
Son ton s’était durci.
- Oui, avais-je acquiescé un peu
trop rapidement. Je voudrais voir le lieu où les victimes ont
été enterrées.
- C’est tout ce qui vous
intéresse, avait-il renâclé, remuer la boue du passé , C’est
tellement loin, tout ça ! Et puis l’important ,n’est-il pas que
nous soyons indépendants, à présent ? C’’est essentiel,
l’indépendance, à moins d’avoir un esclave dans la tête, non ?
(page 500)
Anouar Benmalek
Le Rapt
Fayard roman - juin 2009