Anouar Benmalek : corps insurgés

L'enfant du peuple ancien d'Anouar Benmalek. Anouar Benmalek lie le destin de trois hors-la-loi, trois déracinés à la fin du XIXe siècle

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Le Monde daté du vendredi 22 septembre 2000

 

     Il suffit parfois, pour assurer le succès d'un livre, d'annoncer que le cinéaste Steven Spielberg en a acheté les droits. Suggérons que celui-ci mériterait l'attention des studios cinématographiques, tant il recèle le germe d'un film d'aventures, avec mutinerie, rebondissements et subtile imbrication de flash-back.
    Pour autant, L'Enfant du peuple ancien n'offre pas seulement la trame d'un magnifique scénario humaniste ; cofondateur, après les émeutes d'octobre 1988, du Comité algérien contre la torture, couronné en 1999 par le prix Rachid Mimouni pour Les Amants désunis (1), Anouar Benmalek y déploie son talent à ancrer des histoires d'amour fou dans un contexte de terreur, à déminer les violences du siècle en leur opposant un contre-pouvoir romanesque fulgurant, à base de sensualité et d'universalité.

    Peu soucieux de vraisemblance, Anouar Benmalek entremêle les trajectoires d'un trio de jeunes hors-la-loi à la fin du XIXe siècle. Le premier est un nationaliste algérien, neveu de l'émir Abd el-Kader, qui revient dans son pays natal après un exil en Syrie pour combattre les colons français aux côtés des tribus sahariennes : fait prisonnier, il est déporté dans une île pénitentiaire de Nouvelle-Calédonie. La seconde, Lislei, est une orpheline, communarde emprisonnée par les troupes versaillaises : elle a dû abandonner son jeune frère dans le tumulte sanglant des barricades avant d'être envoyée elle aussi au bagne de Nou. Le troisième ? Un enfant, « négro », Aborigène de Tasmanie : témoin de l'assassinat de ses parents, il est capturé dans la jungle par des colons qui chassent ce type de « singes » pour les vendre à des musées ou des collectionneurs de Sydney.

    Les trois « héros » se retrouvent sur un rafiot qui file vers l'Australie. L'Enfant du peuple ancien est une version antiraciste des Misérables de Victor Hugo (deux bagnards dont un Arabe, et un Gavroche rescapé d'un génocide), avec références « infidèles » au Cantique des cantiques (le narrateur, que les massacres ont rendu athée, cite la Bible, enluminée comme un coran, caressée comme un aphrodisiaque). Le roman s'affiche comme un plaidoyer pour une « union des corps », sans mésestimer tout ce qui entrave le rapprochement entre peuples et cultures, tout ce qui attise l'exclusion : peur, méfiance, mépris, instinct sauvage de la survie. Au départ, quand le destin les met en présence, tout sépare les persécutés, déracinés d'oasis intimes, dépositaires de mémoires différentes, hantés par des rêves, des esprits, des repères étrangers aux autres.

    Des décennies plus tard, c'est une « sainte » famille unie, le père arabe, la mère française et le fils adoptif aborigène, qui va enterrer ses morts après avoir revécu la fuite en Égypte, lutté contre ceux qui enseignent à se « comporter comme des chacals », renié le culte des guerres de religion, changé de nom, de langue, opté pour la passion, la compassion. En réponse aux violences et aux supplices perpétrés contre les peuples et les individus, Anouar Benmalek signe un roman d'amour et d'insurrection. D'une violence charnelle (entre blasphèmes et érections poétiques) pour dire le scandale des corps aimantés par le désir et séparés par la mort. D'une violence politique pour dénoncer le sort réservé aux maudits, abandonnés par Dieu, pourquoi ? Et clamer que, « si un enfant est seul au monde, alors le monde est dérangé, tordu, malade ».

 

(1) Livre de poche n°14855.

                                                                                                            Jean-Luc Douin