" Mes personnages sont avant tout des êtres humains "

 Le Matin, 29 Août 2002

 

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Dans ses romans, l'histoire récente et passée de l'Algérie, celle du monde arabe aussi, est toujours présente. Dans cet entretien, il souligne la richesse du matériau romanesque que constitue l'histoire une fois débarrassée du politiquement correct. Pourtant, il reste sceptique quant à l'impact politique de la littérature sur la société.

Le Matin : Il y a dans vos romans une sorte de démythification de l'histoire. Dans L'Amour loup, c'est celle de la guerre du Liban ; dans Les Amants désunis, vous partez de la guerre de Libération pour aboutir au terrorisme islamiste et, enfin, dans L'Enfant du peuple ancien, vous présentez une image nouvelle des révoltés d'El Mokrani. Vos appréciations ?

 Anouar Benmalek : Dans mes livres, je ne me donne jamais pour but principal de démythifier l'histoire. Pour moi, quand cette démythification se produit, c'est en quelque sorte un dégât collatéral du travail romanesque. Quand je commence à penser à un roman, c'est d'abord l'envie et le plaisir de raconter une histoire qui prédominent, avec de " vraies " gens aux prises avec leurs lâchetés, leurs haines, leurs amours, leur bonté aussi.

Raconter une histoire pour moi, c'est voir comment des gens ordinaires réagissent face à des circonstances qui peuvent être extraordinaires. Un roman, c'est d'abord une expérimentation de vie : je ne triche donc pas avec le contexte du roman. Si ce contexte est celui de l'Algérie, par exemple, alors ce contexte même est parfois si terrible qu'il ne peut pas passer au second plan. Je parle donc beaucoup de l'Histoire dans mes histoires, mais souvent pour être moi-même stupéfait de mon ignorance. L'histoire de notre pays est un matériau romanesque prodigieux, surtout si on ne se laisse pas paralyser par le " politiquement correct ". L'histoire des insurgés de la fin du XIXe siècle qui se sont battus pour la liberté contre l'occupant français est un exemple extraordinaire d'héroïsme, mais elle prend un relief particulier quand on apprend que ces mêmes insurgés ont pu s'allier à l'armée française en Nouvelle-Calédonie pour traquer les rebelles canaques !

Dans mes romans, je parle d'êtres humains et ces insurgés algériens ont démontré qu'ils avaient tous les attributs de l'humanité, sa grandeur et ses faiblesses également. La guerre d'Algérie, elle aussi, ne doit pas se raconter en noir et blanc. Guerre juste par définition, elle a libéré les Algériens de l'oppression coloniale mais, dans une certaine mesure, elle contenait en germe les raisons d'une autre oppression, celle de l'appareil bureaucratique du FLN sur l'Algérie indépendante.

Parler de l'épopée de la libération, du courage sans mesure des maquisards algériens ne peut pas, pour un romancier, se faire sans évoquer tel ou tel événement abominable, par exemple le massacre de Melouza, ce village dont tous les hommes de plus de quinze ans,  ont été tués dans des conditions atroces pour des " raisons politiques " par ceux-là mêmes qui étaient censés les libérer. Un roman qui se donnerait pour but d'occulter les réalités déplaisantes manquerait de la vérité de la vie, qui est à la fois sale et belle.

Le lecteur algérien est un lecteur exigeant ; il ne supporte plus qu'on lui mente, il a appris à être suffisamment adulte pour tout accueillir : l'ombre et la lumière, l'ignoble et le sublime. Le prix qu'il a payé pour ce statut de citoyen adulte a été épouvantablement élevé, que ce soit hier avec le colonialisme ou aujourd'hui avec la dictature molle et corruptrice du Pouvoir ou avec la barbarie intégriste.

Pensez-vous que le roman algérien contribue à la connaissance de l'histoire du pays ?

Je pense que le roman, quand il est sans concessions, contribue à une attitude critique vis-à-vis des idées toutes faites et des caricatures qui remplacent, chez nous, une approche à bras-le-corps de la réalité. Surtout quand cette réalité est déplaisante ou douloureuse. Et, dans l'histoire de notre pays, la douleur est omniprésente ! La littérature, quand elle n'est pas stipendiée au service des pouvoirs en place ou d'une idéologie totalisante, ne remplace pas évidemment l'Histoire ; elle sert seulement à rappeler que l'homme, s'il est capable d'être magnifique, cède trop souvent aux côtés sombres de l'âme humaine. La mesquinerie et l'ignominie sont plus souvent au rendez-vous chez n'importe quel peuple que l'héroïsme et la magnanimité. Et l'Algérie ne fait pas exception !

On a tellement menti dans notre pays, nous avons tous tellement accepté qu'on nous mente qu'une cure de vérité est une obligation ardente pour l'Algérie. Le roman peut y contribuer à sa manière et à sa toute petite échelle.

Pensez-vous que les romans algériens traitant de la violence terroriste ont un impact politique

sur la société algérienne ?

Je ne me fais pas beaucoup d'illusions sur le poids de la littérature dans notre pays. Hier, il y avait la censure explicite, celle de la bureaucratie des apparatchiks du Pouvoir. Aujourd'hui, une autre censure s'est établie en Algérie, celle de l'argent. Elle est autrement plus efficace. Quand je vois que mes livres coûtent une portion sensible du salaire minimum, comment voulez-vous espérer toucher un lectorat important et, surtout, sa frange la plus porteuse d'avenir : la jeunesse ? C'est avec beaucoup d'amertume que je vis cette réalité des prix, qui équivaut à laisser le champ libre aux ouvrages les moins chers, les plus accessibles économiquement qui s'avèrent, comme par hasard, ceux de la mouvance intégriste !

Certains romanciers algériens ont créé des personnages sanguinaires (vous, Yasmina Khadra) alors que ceux qui ont écrit sur le colonialisme (Mouloud Feraoun, Mohamed Dib, Kateb Yacine) ne l'ont pas fait. A votre avis, à quoi cela est-il dû ?

Quand notre société combattait ceux qu'elle considérait comme des oppresseurs étrangers, les idéaux étaient clairs. Ils consistaient au fond à retourner contre les colons leurs propres slogans. Malgré des erreurs tragiques, le combat était limpide : devenir des citoyens libres, fraternels et égaux, quels que soient, au moins dans les textes, la religion, le sexe ou l'origine ethnique. A cette époque, l'étranger n'était pas consubstantiellement un ennemi. Il ne le devenait que s'il s'opposait à la revendication d'indépendance des Algériens. La lutte de libération a été malgré tout une lutte d'inspiration universaliste.

Ce n'est plus le cas avec l'intégrisme : pour lui, celui qui ne pense pas de manière orthodoxe est pire qu'un ennemi, c'est un déchet qui ne mérite pas la moindre compassion. Au contraire, c'est un devoir religieux de le faire souffrir au maximum. Les personnages insoutenables de cruauté qui apparaissent dans tel ou tel roman algérien ne sont malheureusement que le pur reflet de la réalité de notre histoire présente.

De quoi traite votre dernier roman, paru en février dernier chez Pauvert ?

L'Amour loup a eu une première édition il y a plus de dix ans. Je l'ai réécrit en vue de cette nouvelle publication. Ce roman décrit rageusement la condition de citoyen dans le monde arabe. Mais il ne faut pas se tromper : L'Amour loup est, pour moi, d'abord une véritable histoire d'amour, déchirante, lumineuse et désespérée. Un an avant les manifestations d'Octobre 88, un Algérien s'éprend d'une Palestinienne. Sa quête le mènera de Moscou à Beyrouth, en passant par l'Asie centrale et l'Algérie. Chaque étape de ce livre (écrit dans sa première version avant les événements sanglants en Algérie et les accords d'Oslo) dépeint une fracture : les premières révoltes contre le pouvoir en Algérie, la désespérance sans fin des Palestiniens piégés dans les camps de réfugiés au Liban, la répression en Syrie.

Le roman décrit un monde qui se termine et un autre qui commence, le passage d'un enfermement à un autre. Ce livre traite de la " malédiction " d'être arabe à la fin de ce XXe siècle de fer, de sang et d'égorgements. Ce qui a été le plus terrible pour moi lors de la réécriture, c'est de constater que la situation globale de cette région du monde s'est encore aggravée, que le désespoir y semble être devenu une constante de la vie du citoyen.

                                                                                                    Entretien réalisé par Samir Abdelmoumène