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L'intelligent

   Jeune Afrique

22 septembre 2003

« Homo sapiens », suite et fin

À l'occasion de la parution de son roman « Ce jour viendra », rencontre avec l'écrivain d'origine algérienne Anouar Benmalek.

Avec Ce jour viendra, le journaliste et mathématicien d'origine algérienne Anouar Benmalek s'impose comme un écrivain au souffle puissant. Sans complexe, l'auteur des Amants désunis et de L'Enfant du peuple ancien ose tout : le mélodrame, l'anticipation scientifique, l'érotisme, l'amour, la politique. L'histoire de l'Algérien Driss Saber, de sa femme Leïla assassinée en Algérie et de son fils Mehdi plongé dans un coma profond happe le lecteur pour ne plus le lâcher pendant 400 pages. De la lutte fratricide entre l'homme de Neandertal et l'Homo sapiens jusqu'à la question centrale du clonage de l'être humain, de l'Algérie en guerre à la puissante Amérique, Benmalek démontre que le romanesque peut encore se saisir de grands sujets. Sans apporter de réponses claires à nos interrogations, mais en posant les questions complexes qui régiront notre avenir et font déjà partie de notre présent. Rencontre avec un Homo sapiens pour qui « Un jour, le jour viendra où le jour ne viendra plus ».

 

J.A./L'intelligent : Dans votre livre, un enfant tente de se suicider. Notre monde est-il si noir ? 

Anouar Benmalek : C'est une question difficile. J'ai la chance et la malchance d'appartenir à deux pays et je vis des choses en Algérie qui parfois font douter de l'humanité. La réponse est souvent positive. Mais un enfant, comme celui du roman, oublie très rapidement le désespoir.

J.A.I. : Vous mettez sur le même plan la difficulté d'être en Algérie et aux États-Unis...

A.B. : Je n'ai pas voulu écrire un livre politique qui parlerait spécifiquement de l'Algérie ou des États-Unis. Le roman raconte l'histoire d'un Homo sapiens qui quitte un pays où ont lieu des événements atroces pour un autre pays où peut-être se préparent des choses terribles pour le destin de l'humanité. À distance de vie d'homme, les problèmes de l'Algérie se retrouvent partout, en Europe, en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie. Ce livre n'est pas une thèse. J'en situe le début en Algérie, parce que je suis algérien. Mais je ne suis pas uniquement algérien : mon père est algérien, ma mère marocaine, ma grand-mère suisse, mon arrière-grand-mère bavaroise, mon autre arrière-grand-mère était une esclave mauritanienne. J'ai vécu dans suffisamment de pays pour me sentir plus Homo sapiens qu'algérien.

J.A.I. : Il y a quand même beaucoup de thèmes politiques !

A.B. : Oui. Mais je ne me suis pas mis en tête de défendre une opinion définie. Ce roman, c'est une question sans réponse. Il y a beaucoup de politique parce que notre vie est politique. Dès que vous allez aux États-Unis, vous ne pouvez pas faire un pas sans entendre parler de terrorisme. Et je viens d'un pays où il y a eu 200 000 morts à cause du terrorisme... Je voulais surtout savoir comment réagit un être banal quand il vit un destin extraordinaire. Lorsque la grande Histoire rencontre votre petite histoire, ce n'est souvent pas très bon pour vous. Dans la première partie du livre consacrée à l'homme de Neandertal, j'ai considéré ce dernier comme un individu, pas comme une entité conceptuelle. J'ai tenté de montrer comment il a senti qu'il était le perdant de l'Histoire et vu l'Homo sapiens le supplanter. Dans la seconde partie du livre, j'essaie de comprendre Driss, un Homo sapiens qui se retrouve à peu près dans la même situation.

J.A.I. : La question centrale du livre est celle du clonage, et, effectivement, vous ne prenez pas position...

A.B. : J'aurais plutôt tendance, a priori, à être contre. Le clonage comme objet de luxe qui consisterait à cloner des chiens parce qu'on les aime ou à créer des êtres nouveaux, je suis contre. Mais face à la perte d'une enfant, je ne sais pas comment je réagirais. J'ai un garçon de 6 ans et une fille de 11 ans. Si j'avais ce choix terrible, que ferais-je ? Au fur et à mesure que j'écrivais, j'ai été saisi par cette angoisse : est-ce que l'Histoire serait aussi la préparation de notre perte ? Je n'ai pas de réponse.

J.A.I. : Le clonage n'est-il pas symptomatique de notre refus de la mort ?

A.B. : Probablement. La vie est terrible : on naît pour mourir, et on a très peu de temps entre les deux. Dès qu'on en prend conscience, une angoisse nous saisit. Les religions ne nous offrent plus de réponse sécurisante. Quelle est la justification du personnage de Driss qui perd sa femme, qui va perdre son enfant ? Pourquoi continuer à vivre ? Le clonage est un moyen de tricher avec la mort. Sans la vaincre. Driss sait qu'il triche, car le clone est un être totalement différent et son destin aussi est irrémédiable.

J.A.I. : Mais il peut donner naissance à une nouvelle espèce...

A.B. : Notre espèce est la première à avoir les moyens de se changer elle-même. Le clonage n'est qu'un des aspects. Toutes les manipulations génétiques pourront se transmettre de génération en génération. Un racisme très dangereux pourra apparaître. Parce que nous serons alors véritablement différents. Cette mort de notre espèce, sur une échelle temporelle plus importante, est quasi certaine.

J.A.I. : Comment vous est venue cette idée ?

A.B. : Un peu par hasard, il y a trois ans. Mon travail m'a conduit à m'intéresser à l'hérédité, puis à la génétique. Par ailleurs, j'ai lu des livres sur la préhistoire. Et l'une des choses qui m'a frappé, c'est la concomitance de deux espèces qui se valaient et qui ont coexisté pendant plusieurs dizaines de milliers d'années. À un certain moment, il y a eu une race - le terme « race », d'habitude stupide, est juste dans ce cas - différente. Mes lectures m'ont fait penser qu'on pouvait se trouver au début d'un processus de ce type. Notre espèce prépare peut-être l'apparition d'un Homo sapiens sapiens sapiens, on peut en ajouter autant qu'on veut, qui nous détrônerait. 95 % des espèces apparues sur la planète ont bien disparu ! Ce qui m'étonne, c'est que cela ne soit pas perçu comme un changement radical dans la manière dont nous envisageons notre identité. Il n'est plus question d'identité algérienne ou américaine, nous sommes tous sur le même plan. Nous n'en prenons pas assez conscience. On a cloné un cheval pendant les vacances du mois d'août, mais c'est devenu normal... Je suis sûr que des essais de clonage humain sont plus avancés qu'on ne le croit.

J.A.I. : Il y a quelque chose de Houellebecq dans votre manière d'aborder les sujets...

A.B. : La parenté avec Houellebecq me surprend ! Je pensais que la société dont je suis issu était beaucoup plus solidaire. Les événements des dix dernières années m'ont montré que non. Sous une façade de solidarité, la société est déstructurée, l'individu isolé. Les gens peuvent être assassinés devant vos yeux, ceux qui ont peur trouveront toujours des explications du genre : « Il a dû beaucoup fricoter avec le pouvoir. » Aux États-Unis, la solitude des uns et des autres m'a aussi frappé. Les gens ne se voient que dans les embouteillages. La solidarité n'est pas le geste habituel de l'être humain. Parfois il m'arrive de penser que l'Homo sapiens est une sale bête qui peut offrir des moments extraordinaires de gratuité et de générosité. Dans le roman, les histoires d'amour sauvent du désespoir. L'amour d'un père rachète un peu la saloperie humaine.

J.A.I. : L'espoir est incarné par les femmes, Leïla et Lily...

A.B. : Je ne me suis rendu compte de la concomitance des prénoms que bien après avoir commencé le roman. J'ai voulu les changer, mais je n'ai pas pu. Leïla, c'est d'abord un prénom légendaire, mais c'est aussi la nuit, et le destin de cette femme c'est la nuit la plus absolue. Lily a elle aussi une existence difficile. C'est grâce à elles que Driss survit. Dans mes livres, les femmes ont souvent le beau rôle. Peut-être parce qu'en Algérie les prêcheurs les plus fanatiques sont des hommes.

J.A.I. : Trouvez-vous le roman francophone trop égocentrique ?

A.B. : Quand j'ai commencé à écrire, j'ai découvert que beaucoup d'écrivains se limitaient. Très rapidement, j'ai compris que j'avais le droit de tout écrire. Je n'ai pas envie de me restreindre, je n'ai pas envie qu'on dise que je suis un écrivain algérien. Comme tout être humain, je suis capable de toutes les sensations, pourquoi irais-je me limiter ? Le romanesque est quelque chose d'extraordinaire : vous êtes Dieu ! Parfois, vous réussissez mal le travail de Dieu, mais le roman vous donne une liberté illimitée.

J.A.I. : Dieu, vous lui en voulez beaucoup ?

A.B. : Dieu est la réponse collective des êtres humains au destin qui leur est infligé. S'il existe, on devrait avoir une franche explication. À quoi rime ce destin : nous donner l'amour, la tendresse, la colère, si c'est pour nous laisser crever dans un trou ? S'il n'existe pas, c'est encore plus terrible. Dieu n'est pas ma tasse de thé, mais on doit, quand on se frotte à certains sujets, aborder la réponse qu'une partie de l'humanité apporte à cette question. Dieu est présent dans mon livre par son absence, mais cela ne résout pas le problème de l'absurdité de notre vie.

                                   Ce jour viendra, d'Anouar Benmalek, Éd. Pauvert, 434 pp., 20 euros.

                                    Propos recueillis par Nicolas Michel

 
 
 
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