« Homo sapiens », suite et
fin
À l'occasion de la parution de son roman « Ce jour
viendra », rencontre avec l'écrivain d'origine algérienne Anouar
Benmalek.
Avec Ce jour viendra, le journaliste et
mathématicien d'origine algérienne Anouar Benmalek s'impose comme un
écrivain au souffle puissant. Sans complexe, l'auteur des Amants
désunis et de L'Enfant du peuple ancien ose tout : le mélodrame,
l'anticipation scientifique, l'érotisme, l'amour, la politique.
L'histoire de l'Algérien Driss Saber, de sa femme Leïla assassinée
en Algérie et de son fils Mehdi plongé dans un coma profond happe le
lecteur pour ne plus le lâcher pendant 400 pages. De la lutte
fratricide entre l'homme de Neandertal et l'Homo sapiens jusqu'à la
question centrale du clonage de l'être humain, de l'Algérie en
guerre à la puissante Amérique, Benmalek démontre que le romanesque
peut encore se saisir de grands sujets. Sans apporter de réponses
claires à nos interrogations, mais en posant les questions complexes
qui régiront notre avenir et font déjà partie de notre présent.
Rencontre avec un Homo sapiens pour qui « Un jour, le jour viendra
où le jour ne viendra plus ».
J.A./L'intelligent : Dans votre livre, un enfant tente de se
suicider. Notre monde est-il si noir ?
Anouar Benmalek : C'est une question difficile. J'ai la chance et
la malchance d'appartenir à deux pays et je vis des choses en
Algérie qui parfois font douter de l'humanité. La réponse est
souvent positive. Mais un enfant, comme celui du roman, oublie très
rapidement le désespoir.
J.A.I. : Vous mettez sur le même plan la difficulté d'être en
Algérie et aux États-Unis...
A.B. : Je n'ai pas voulu écrire un livre politique qui parlerait
spécifiquement de l'Algérie ou des États-Unis. Le roman raconte
l'histoire d'un Homo sapiens qui quitte un pays où ont lieu des
événements atroces pour un autre pays où peut-être se préparent des
choses terribles pour le destin de l'humanité. À distance de vie
d'homme, les problèmes de l'Algérie se retrouvent partout, en
Europe, en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie. Ce livre n'est
pas une thèse. J'en situe le début en Algérie, parce que je suis
algérien. Mais je ne suis pas uniquement algérien : mon père est
algérien, ma mère marocaine, ma grand-mère suisse, mon
arrière-grand-mère bavaroise, mon autre arrière-grand-mère était une
esclave mauritanienne. J'ai vécu dans suffisamment de pays pour me
sentir plus Homo sapiens qu'algérien.
J.A.I. : Il y a quand même beaucoup de thèmes politiques !
A.B. : Oui. Mais je ne me suis pas mis en tête de défendre une
opinion définie. Ce roman, c'est une question sans réponse. Il y a
beaucoup de politique parce que notre vie est politique. Dès que
vous allez aux États-Unis, vous ne pouvez pas faire un pas sans
entendre parler de terrorisme. Et je viens d'un pays où il y a eu
200 000 morts à cause du terrorisme... Je voulais surtout savoir
comment réagit un être banal quand il vit un destin extraordinaire.
Lorsque la grande Histoire rencontre votre petite histoire, ce n'est
souvent pas très bon pour vous. Dans la première partie du livre
consacrée à l'homme de Neandertal, j'ai considéré ce dernier comme
un individu, pas comme une entité conceptuelle. J'ai tenté de
montrer comment il a senti qu'il était le perdant de l'Histoire et
vu l'Homo sapiens le supplanter. Dans la seconde partie du livre,
j'essaie de comprendre Driss, un Homo sapiens qui se retrouve à peu
près dans la même situation.
J.A.I. : La question centrale du livre est celle du clonage, et,
effectivement, vous ne prenez pas position...
A.B. : J'aurais plutôt tendance, a priori, à être contre. Le
clonage comme objet de luxe qui consisterait à cloner des chiens
parce qu'on les aime ou à créer des êtres nouveaux, je suis contre.
Mais face à la perte d'une enfant, je ne sais pas comment je
réagirais. J'ai un garçon de 6 ans et une fille de 11 ans. Si
j'avais ce choix terrible, que ferais-je ? Au fur et à mesure que
j'écrivais, j'ai été saisi par cette angoisse : est-ce que
l'Histoire serait aussi la préparation de notre perte ? Je n'ai pas
de réponse.
J.A.I. : Le clonage n'est-il pas symptomatique de notre refus de
la mort ?
A.B. : Probablement. La vie est terrible : on naît pour mourir,
et on a très peu de temps entre les deux. Dès qu'on en prend
conscience, une angoisse nous saisit. Les religions ne nous offrent
plus de réponse sécurisante. Quelle est la justification du
personnage de Driss qui perd sa femme, qui va perdre son enfant ?
Pourquoi continuer à vivre ? Le clonage est un moyen de tricher avec
la mort. Sans la vaincre. Driss sait qu'il triche, car le clone est
un être totalement différent et son destin aussi est irrémédiable.
J.A.I. : Mais il peut donner naissance à une nouvelle espèce...
A.B. : Notre espèce est la première à avoir les moyens de se
changer elle-même. Le clonage n'est qu'un des aspects. Toutes les
manipulations génétiques pourront se transmettre de génération en
génération. Un racisme très dangereux pourra apparaître. Parce que
nous serons alors véritablement différents. Cette mort de notre
espèce, sur une échelle temporelle plus importante, est quasi
certaine.
J.A.I. : Comment vous est venue cette idée ?
A.B. : Un peu par hasard, il y a trois ans. Mon travail m'a
conduit à m'intéresser à l'hérédité, puis à la génétique. Par
ailleurs, j'ai lu des livres sur la préhistoire. Et l'une des choses
qui m'a frappé, c'est la concomitance de deux espèces qui se
valaient et qui ont coexisté pendant plusieurs dizaines de milliers
d'années. À un certain moment, il y a eu une race - le terme « race
», d'habitude stupide, est juste dans ce cas - différente. Mes
lectures m'ont fait penser qu'on pouvait se trouver au début d'un
processus de ce type. Notre espèce prépare peut-être l'apparition
d'un Homo sapiens sapiens sapiens, on peut en ajouter autant qu'on
veut, qui nous détrônerait. 95 % des espèces apparues sur la planète
ont bien disparu ! Ce qui m'étonne, c'est que cela ne soit pas perçu
comme un changement radical dans la manière dont nous envisageons
notre identité. Il n'est plus question d'identité algérienne ou
américaine, nous sommes tous sur le même plan. Nous n'en prenons pas
assez conscience. On a cloné un cheval pendant les vacances du mois
d'août, mais c'est devenu normal... Je suis sûr que des essais de
clonage humain sont plus avancés qu'on ne le croit.
J.A.I. : Il y a quelque chose de Houellebecq dans votre manière
d'aborder les sujets...
A.B. : La parenté avec Houellebecq me surprend ! Je pensais que
la société dont je suis issu était beaucoup plus solidaire. Les
événements des dix dernières années m'ont montré que non. Sous une
façade de solidarité, la société est déstructurée, l'individu isolé.
Les gens peuvent être assassinés devant vos yeux, ceux qui ont peur
trouveront toujours des explications du genre : « Il a dû beaucoup
fricoter avec le pouvoir. » Aux États-Unis, la solitude des uns et
des autres m'a aussi frappé. Les gens ne se voient que dans les
embouteillages. La solidarité n'est pas le geste habituel de l'être
humain. Parfois il m'arrive de penser que l'Homo sapiens est une
sale bête qui peut offrir des moments extraordinaires de gratuité et
de générosité. Dans le roman, les histoires d'amour sauvent du
désespoir. L'amour d'un père rachète un peu la saloperie humaine.
J.A.I. : L'espoir est incarné par les femmes, Leïla et Lily...
A.B. : Je ne me suis rendu compte de la concomitance des prénoms
que bien après avoir commencé le roman. J'ai voulu les changer, mais
je n'ai pas pu. Leïla, c'est d'abord un prénom légendaire, mais
c'est aussi la nuit, et le destin de cette femme c'est la nuit la
plus absolue. Lily a elle aussi une existence difficile. C'est grâce
à elles que Driss survit. Dans mes livres, les femmes ont souvent le
beau rôle. Peut-être parce qu'en Algérie les prêcheurs les plus
fanatiques sont des hommes.
J.A.I. : Trouvez-vous le roman francophone trop égocentrique ?
A.B. : Quand j'ai commencé à écrire, j'ai découvert que beaucoup
d'écrivains se limitaient. Très rapidement, j'ai compris que j'avais
le droit de tout écrire. Je n'ai pas envie de me restreindre, je
n'ai pas envie qu'on dise que je suis un écrivain algérien. Comme
tout être humain, je suis capable de toutes les sensations, pourquoi
irais-je me limiter ? Le romanesque est quelque chose
d'extraordinaire : vous êtes Dieu ! Parfois, vous réussissez mal le
travail de Dieu, mais le roman vous donne une liberté illimitée.
J.A.I. : Dieu, vous lui en voulez beaucoup ?
A.B. : Dieu est la réponse collective des êtres humains au destin
qui leur est infligé. S'il existe, on devrait avoir une franche
explication. À quoi rime ce destin : nous donner l'amour, la
tendresse, la colère, si c'est pour nous laisser crever dans un trou
? S'il n'existe pas, c'est encore plus terrible. Dieu n'est pas ma
tasse de thé, mais on doit, quand on se frotte à certains sujets,
aborder la réponse qu'une partie de l'humanité apporte à cette
question. Dieu est présent dans mon livre par son absence, mais cela
ne résout pas le problème de l'absurdité de notre vie.
Ce jour viendra, d'Anouar Benmalek, Éd. Pauvert, 434 pp., 20
euros.
Propos recueillis par Nicolas
Michel |