On
reprend le livre pour savoir à quel moment on s’est laissé envelopper, à
quel mot, à quelle phrase, notre âme a basculé pour ne devenir plus que
« le livre » du matin au soir. Mais les livres, c’est comme
l’amour, et notamment chez Benmalek, il est difficile de dater le
commencement de l’insidieux basculement du cœur à l’intérieur, dedans,
vraiment dedans, ferré tendrement et fermement, à ne plus désirer en
sortir. Le héros de L’amour-loup (Pauvert
2002) cherche à décrypter ses sentiments, parvient presque à les dater
: « Je crois cependant, pour autant que quelqu’un puisse démêler un
début ou une fin à un sentiment humain, je crois que c’est ce soir-là,
sur ce quai sinistre de la mer Caspienne, que j’ai commencé à aimer
Nawal ». Nous, on voudrait bien savoir quand, mais on aimerait surtout
savoir pourquoi, on a commencé à aimer. De la même façon que le héros a
chuté dans l’Autre irrésistiblement, sans savoir au juste quel lien l’a
enserré si fort (la douleur ? la douceur ? l’empathie aux deux, dans
une subtile alternance ?), on est tombé dans le roman et on n’a plus
qu’une hâte : poursuivre. C’est finalement l’urgence : vivre l’amour,
même si on sait, on sent, qu’on va s’y écorcher.
Il n’y aura pas de répit. Avec Anouar, la vie, c’est la guerre ;
l’amour, c’est la guerre ; et c’est le cœur à feu et à sang, mais
vaillant, qu’on épouse le chemin du personnage dans un monde non moins
à feu et à sang. On ne s’en plaindra jamais. Pas après pas, douane
après milice, on se prend à épouser la cause et les convictions du
héros, puis au fur et à mesure qu’il se découvre, lui, Chaïbane, avec
sa foi d’homme. Qui est belle. On se surprend à l’accompagner dans sa
quête effrénée de celle qu’il aime et qu’il sent en danger, quelque
part mais il ne sait pas où, tout bêtement parce qu’on voudrait qu’il
la retrouve, qu’il s’unisse à elle, qu’il ait sa petite chance d’être
heureux, juste parce qu’au moins dans les livres, on espérerait
naïvement que la sincérité délivre le droit au bonheur. Mais il y autre
chose, où le cortex n’a aucune part. Ni les rêves d’enfant. Page, 12,
ou page 15, je ne saurais dire au juste : j’y suis. Ce n’est pas que je
comprends « ce que c’est que d’y être », sous les bombes, avec rivé au
cœur un fantasme impossible, non : « j’y suis ». C’est beaucoup plus
beau que « comprendre ». D’un coup, j’ai chaud. Je sue. J’ai peur. J’ai
mal. Il y a un moment où le lecteur devient un animal, un pouls qui bat
dans le héros à son insu, accomplit ses gestes, ressent ce qu’il
ressent, physiquement. « Je » traverse des montagnes, des villes
informes, des déserts, des steppes, une telle variété de paysages et de
climats ; j’entends les tirs, les cris, les terreurs, souvent ; je
traverse des places de villages poussiéreuses assommées de soleil et
j’assiste à des exécutions sommaires qui ne me regardent pas et que je
ne peux pas regarder parce que moi aussi, avec le héros, j’ai
conscience que : « Chacun de nous possède en soi des réserves
insoupçonnées de lâcheté ». Les vérités sont assénées, mais comment les
fuir : je suis incapable de ne pas baisser les yeux quand la douleur de
l’autre m’est crachée au visage. J’ai envie de fuir devant la violence
et les chairs meurtries. Je suis habitée d’une couardise affreuse qui
me ferait transcender les frontières géographiques et les idéologies
politiques. Alors je ferme le livre.
Je bois un lait chaud sous la couette à Paris (France), et dehors, les
oiseaux sifflent quand dans Benmalek, c’étaient les balles, mais je ne
peux plus dormir tout à fait comme avant. Par le biais d’une histoire
d’amour magnifique qui nous mène par le bout du nez à ne pas pouvoir
lâcher ce roman avant de savoir prosaïquement « comment ça finit », on
prend conscience de sa petitesse et de son égocentrisme, dominés que
nous sommes trop souvent par le petit mouvement intérieur de notre cœur
et nos péripéties intrinsèques et volatiles. Mais on ne va pas se
contenter de le déplorer en lisant, tranche par tranche, en tentant de
penser à autre chose quand vraiment, la douleur du monde nous bat trop
fort contre les tempes. Car il y a le « pendant » de la lecture, et «
l’après ». Le roman fini – on en attaque un autre, comme Les Amants
désunis (en Poche, prix Rachid Mimouni 1999) – mais surtout, autre
chose commence. C’est exactement ce pourquoi on a aimé, qu’on ne
cernait pas bien. On ne pouvait pas le savoir plus tôt.
Car le
problème avec Anouar, le voilà : ce n’est pas que de la littérature. Et
l’Histoire avec un grand H, de l’Algérie comme du Liban, on n’en sort
pas comme ça, juste parce qu’on a fermé le récit qui nous égratigne pas
mal. Dans L’Amour-loup, c’est aussi la vraie vie qui fait le bruit du
canon, pas juste les battements de cœur d’un personnage de fiction.
Personne ne peut s’en tirer comme ça, y compris doté d’une conscience
géopolitique proche de zéro. Dans un passage où le héros a tenté en
vain de chasser un douloureux fantôme de son esprit, Benmalek écrit : «
Mais cette foutue mémoire battait en lui à la façon d’un cœur obstiné.
A force d’appuyer dessus, à force de tenter d’arrêter ses battements,
il a senti se former sur ce cœur un œdème, celui de sa propre saloperie
». En l’occurrence, il parlait de la mémoire du sentiment, mais pour
nous, une fois la lecture achevée, c’est la question de la Mémoire avec
un grand M qui se pose, une œuvre majuscule décidément. Celle du monde,
des hommes, de ceux qui vivent ce que nous ne vivons pas - ou plus - et
que nous ne pouvons oublier sous peine de voir enfler l’œdème de notre
propre saloperie jusqu’à ce qu’il nous explose de l’intérieur. La
mémoire n’est pas un devoir, nous apprend Benmalek, c’est une toute
bête question de vie ou de mort, et les plus épris de leur sécurité
intérieure devraient les premiers veiller à s’y soumettre. Subliminale
thèse d’actualité.
En refermant L’amour-loup, après tant de déchirures, on se
demande une fois de plus si Dieu existe- on a plus que jamais croisé
des raisons d’en douter- mais on est envahi d’une sensation délicieuse
: on croit un peu plus en l’homme. La capacité de l’humain à produire
de la pourriture en masse ne nie pas des paramètres universels que ce
roman assied avec conviction : la quête du bonheur entraîne au bout du
monde, la foi en l’amour nous coule dans les veines, et les baisers
perdus prennent le goût du sang. Ce sera la dernière leçon : L’amour-loup donne
envie de ne plus perdre la vie qui passe à portée de lèvres et qui
s’enfuit si vite. Il donne envie de vivre. Il donne envie d’aimer. »
L’amour loup, Anouar Benmalek, Pauvert, 2002, 240p.
